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20/12/2017

Joyeuses Fêtes!

récit, extraits, roman policier, Raymond Chandler

Joyeux Noël! Merry Christmas! 

(Photo -Aux Galeries Lafayette, Nice

Le récit est l’une des formes les plus universelles et les plus puissantes du discours et de la communication humaine. Notre esprit fonctionne comme un mécanisme narratif, le récit sous-tend toute notre existence, sa forme narrative est liée à l’entrée dans la culture. Il représente une façon imaginaire d’explorer le monde. Notre capacité à restituer l’expérience en termes de récit n’est pas seulement un jeu d’enfant : « c’est un outil pour fabriquer de la signification, qui domine l’essentiel de notre vie au sein d’une culture », affirme Jerome Bruner, l’un des fondateurs de la psychologie cognitive. (Les bons récits ; Le récit, c’est la vie)

En 1950, Raymond Chandler écrit dans son Essai sur le roman policier:

"Tout ce qui est écrit avec vie exprime cette vie ; il n’y a pas de sujet ennuyeux, rien que des auteurs ennuyeux. Tout lecteur s’évade de son monde pour passer de l’autre côté de la page imprimée. On peut discuter de la qualité de ce rêve, mais il est devenu une nécessité vitale. Tout homme doit échapper de temps à autre au rythme mortel de ses pensées." 

Voici plus loin quelques extraits de Simple comme le crime (The Art of Murder):

 


Le roman, sous toutes ses formes, s’est toujours voulu réaliste. (…) Les chroniques de la vie bourgeoise provinciale de Jane Austen, avec leurs caractères fortement inhibés, nous semblent réalistes sur le plan psychologique. Ce genre d’hypocrisie dans les relations sociales et les sentiments ne manquent certes pas de nos jours. Ajoutez-y une bonne dose de prétention intellectuelle et vous obtiendrez le style de la page littéraire de votre quotidien, le sérieux imbécile des discussions dans les petits salons. Les gens qui les fréquentent fabriquent les best-sellers en conjuguant campagne publicitaire et appel au snobisme, avec l’aide attentive des phoques savants de la Confrérie des Critiques, et l’assistance attentionnée de certains groupes de pression beaucoup trop puissants, dont la fonction est de vendre des livres bien qu’ils prétendent promouvoir la culture.(...) Pour diverses raisons, le roman policier se prête rarement à ce genre de promotion. Racontant généralement un meurtre, il manque par là même d’élévation morale. L’assassinat, qui anéantit un individu et porte donc atteinte à toute l’espèce, peut avoir, et a effectivement, de nombreuses implications sociologiques. Mais on tue depuis trop longtemps pour que le meurtre ait l’attrait du neuf. Si tant est qu’il soit réaliste (c’est très rarement le cas), le roman policier est écrit avec un certain détachement, sans lequel ses auteurs comme ses lecteurs se recruteraient uniquement parmi les malades mentaux. Autre caractéristique décourageante, le « polar » ne s’occupe que de ses propres affaires, ne règle que ses propres problèmes et ne répond qu’aux questions qu’il se pose. Il n’offre qu’un seul sujet de discussion : est-il assez bien écrit pour être un bon roman ? (…)

Le roman policier doit trouver lui-même son public par un lent  processus de décantation. Qu’il y parvienne est un fait patent, dont je laisse à des esprits plus patients que le mien d’étudier les causes. Il n’entre pas davantage dans mes intentions de soutenir qu’il constitue une forme d’art capitale et essentielle. Il n’y a pas de forme d’art capitale, il y a l’art tout court –et c’est une denrée plutôt rare. (…) Pourtant, il est difficile d’écrire un bon roman policier, même des plus conventionnels. (…) Hemingway dit que le bon écrivain n’a que des morts pour rivaux. Le bon auteur de roman policier – il doit bien y en avoir quelques-uns – affronte non seulement tous les morts non enterrés mais aussi toute la kyrielle des vivants.  Et quasiment à armes égales, car l’une des qualités du genre, c’est de ne jamais se démoder. (…)

Dans sa préface à la première Anthologie du crime, Dorothy Sayers écrit : « Le roman policier n’atteint pas et ne peut jamais atteindre, du fait de sa nature même, les sommets de l’art littéraire. » Et elle suggère ailleurs que c’est parce que c’est une « littérature d’évasion » et non une « littérature d’expression ». J’ignore ce qu’est un sommet de l’art littéraire, Eschyle ou Shakespeare aussi, et miss Sayers également. Toutes choses égales par ailleurs - ce qui n’arrive jamais -, un thème plus fort donne un ouvrage plus puissant. Toutefois, on a écrit sur Dieu des livres mortellement ennuyeux et d’autres tout à fait remarquables sur l’art de gagner sa vie en demeurant à peu près honnête. Cela dépend toujours de la personnalité de l’auteur, de ce qui le fait écrire.

Quant à « littérature d’évasion » et « littérature d’expression », c’est du jargon de critique qui se sert de mots abstraits comme s’ils avaient une signification absolue. Tout ce qui est écrit avec vie exprime cette vie ; il n’y a pas de sujet ennuyeux, rien que des auteurs ennuyeux. Tout lecteur s’évade de son monde pour passer de l’autre côté de la page imprimée. On peut discuter de la qualité de ce rêve, mais il est devenu une nécessité vitale. Tout homme doit échapper de temps à autre au rythme mortel de ses pensées. Cela fait partie du développement même de la vie chez les êtres pensants. (…) Je ne tiens pas particulièrement à plaider la cause du roman policier, littérature d’évasion par excellence. Je dis simplement que toute personne qui lit pour son plaisir s’évade, que ce soit avec une grammaire grecque, un manuel de mathématiques, un ouvrage d’astronomie, un livre de Benedetto Croce ou le Journal d’un raté. Prétendre autre chose, c’est donner dans le snobisme intellectuel, c’est ne pas connaître grand-chose à l’art de vivre. (…)

Tout ce qui mérite le nom d’art a un aspect rédempteur. Ce peut être de la tragédie pure (quand c’est de la grande tragédie), de la pitié ou de l’ironie, ou encore le rire éraillé d’un homme fort. Mais dans ces rues sordides doit s’avancer un homme qui n’est pas sordide lui-même, qui n’est ni véreux ni apeuré. Dans ce genre de roman, le détective doit être un homme de cette trempe. Il est le héros, il est tout. Il doit être un homme complet, à la fois banal et exceptionnel. Il doit être, pour employer une formule un peu usée, un homme d’honneur –par instinct, par fatalité, sans même y penser et surtout sans le dire. Il doit être le meilleur de son monde et capable de faire bonne figure dans n’importe quel autre. Je ne m’intéresse pas tellement à sa vie privée mais ce n’est ni un eunuque ni un satyre. Je le crois capable de séduire une duchesse et incapable de souiller une pucelle : s’il est homme d’honneur dans un domaine, il l’est dans tous.

Mon héros est relativement pauvre, sinon il ne serait pas détective. C’est un homme ordinaire, sinon il ne pourrait pas fréquenter les gens ordinaires. En matière de psychologie, il est perspicace, sinon il ne connaîtrait pas son boulot. Il se refuse à gagner de l’argent malhonnêtement et ne se laisse insulter par personne sans réagir comme il se doit, en gardant cependant la tête froide. C’est un solitaire ; sa fierté, c’est que vous le traitiez en homme fier –sinon vous regretterez de l’avoir rencontré. Il parle comme un homme de son époque, c’est-à-dire avec un humour caustique, un sens aiguisé du ridicule, un profond dégoût pour le factice et un grand mépris pour la mesquinerie.

Le roman tel que je le conçois, c’est l’aventure de cet homme cherchant une vérité cachée, et ce n’en serait pas une si elle n’arrivait pas précisément à un homme taillé pour l’aventure. Il montre une vigilance d’esprit qui étonne mais qui lui appartient de droit parce qu’elle est celle du monde dans lequel il vit. S’il y avait assez d’hommes comme lui, le monde serait, je crois, un endroit où l’on vivrait en toute sécurité, mais pas trop ennuyeux cependant pour qu’on ait envie d’y vivre.

 

(Les ennuis, c’est mon problème, L’intégrale des nouvelles, suivi de Simple comme le crime, Essai sur le roman policier, Editions Omnibus, 2009)

Commentaires

Colombo!

Écrit par : Claudiu | 23/12/2017

Oui, on l'adore, intelligent, perspicace et drôle..

Écrit par : Carmen | 23/12/2017

Les commentaires sont fermés.