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01/11/2021

Ethique et religion?

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(Photo- L'automne au bord du Danube, Galatzi)

Wittgenstein avait présenté sa Conférence sur l’éthique devant un public de non-philosophes. Selon lui, l'éthique se pense toujours dans un contexte et dans des pratiques déterminées, elle ne saurait être une théorie, mais aurait un caractère intrinsèquement personnel. L'analyse détaillée des aspects physiques et psychologiques de nos actions ne nous révélera jamais ce qui les lie à l'éthique, mais c'est notre attitude vis-à-vis de ces actions qui les rend éthiques, plus exactement la manière dont nous arrivons à nous extraire des faits pour les contempler comme d'un point de vue extérieur. Il dit, par exemple, que lorsque quelqu'un face à une décision importante se demande "Que dois-je faire?", le sérieux de cette question est "éthique" parce qu'il se distingue d'autres types de choix. Donc, l'éthique est dans l'attitude du sujet qui expérimente et qui éprouve. Le monde de l'homme heureux n'est pas le même que le monde de l'homme malheureux, bien que les faits qui le constituent soient identiques, c'est le regard qui change, la volonté à l'égard de ce monde qui est différente, mais pas le monde lui-même. En voulant exprimer l'inexprimable (tout comme la religion ou l'esthétique), l'éthique se confronte aux limites du langage, elle ne peut pas s'énoncer sous la forme de propositions douées de sens, mais elle peut se montrer à travers des expériences qui la révèlent dans son authenticité. Wittgenstein ne méprise pas les polars, cette littérature "mineure" où il dit trouver des exemples d'expériences éthiques souvent plus profondes que celles présentes dans les ouvrages de philosophie.

Il y a dix ans, lors de l’affaire DSK, France 3 a diffusé un documentaire (DSK, l’homme qui voulait tout), réalisé par un psychanalyste très médiatique et aussi très à gauche, et dont l’intention affirmée était de proposer un regard freudien. Je n'avais regardé qu’un quart d’heure de ce documentaire, pas plus. Un regard freudien signifie pour moi quelque chose d'implacable et de sentencieux, je ne m'attendais donc pas que le documentaire fût joyeux, mais la démarche allait subtilement dans le sens d'une justification finalement logique (et que j'avais trouvée assez politique). C'est toujours Wittgenstein qui écrit, à une époque où il n'admirait plus la psychanalyse, que "les pseudo-explications fantastiques de Freud (justement parce qu'elles sont pleines d'esprit) ont rendu un mauvais service, n'importe quel âne disposant maintenant de ces images freudiennes pour "expliquer" avec leur aide des symptômes pathologiques" (dans Remarques mêlées).

 Pour Thomas d'Aquinle mal est une absence de bien, privatio boni, il dérive d'une perversion du bien. Nous faisons le mal parce que nous désirons le bien, et nous recherchons le bien de mauvaise façon. Le désir qui s'oriente vers le mal ne peut être qu'une perversion du désir, et celui qui convoite le mal le fait à cause d'un défaut, d'un manque dans sa capacité de désirer, une sorte d'infirmité. Pourquoi le mal serait-il donc nécessaire? D'abord, à cause de la constitution de l'homme comme créature, ensuite pour mettre mieux en évidence le bien. Si chaque objet est connu par rapport à son contraire, alors, s'il n'y avait pas de mal, le bien serait connu de façon moins déterminée, et par conséquent serait désiré avec moins d'ardeur. Si le bien doit être reconnu avant d'être désiré, il peut être reconnu avec plus de précision en étant mis en rapport avec le mal. En ce sens, le mal devient une occasion de bien. Jusqu'à la fin du XVIIIe, la poursuite du bonheur était quelque chose attaché au concept de bien, et aussi le ressort évident de toute action humaine. Pour les Stoïciens le bonheur ou le vrai bien découle directement de la vertu rationnelle -ne pas désirer, c'est être libre. L'adversité n'est pas dans les choses, mais dans le désir qui nous met en conflit avec les choses. C'est dans L'Ethique à Nicomaque que nous pouvons trouver une analyse rigoureuse du lien entre le bonheur et le souverain bien. En observant que "tous assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d'être heureux", Aristote réfute toutes les positions visant à réduire le bonheur au plaisir, à la richesse, aux honneurs. Pour lui, le bonheur n'est jamais désirable en vue d'autre chose, il est toujours une activité menée conformément à la raison et en accord avec la vertu. En même temps, ce n'est que l'intellect qui délibère, car il permet non seulement d'expliquer une action, mais aussi de la justifier d'un point de vue éthique. D'où l'importance de la sagesse ou de la prudence, qui est pour lui "une disposition accompagnée de règle vraie, capable d'agir dans la sphère de ce qui est bien ou mal pour les êtres humains" (Ethique à Nicomaque, 1143 B 3-4). L'activité propre de l'homme réside dans l'activité de l'âme conforme à la raison, c'est-à-dire à la vertu. C'est pour cette raison que bonheur et vertu sont identifiés: si l'homme réalise son excellence par la vertu, si c'est par elle qu'il atteint sa fin propre, alors c'est elle qui doit être qualifiée de souverain bien. 

Pour Spinoza, qui recherche le Souverain Bien capable de se communiquer, le bonheur n'est pas la récompense de la vertu, il est la vertu elle-même. Selon le philosophe, les religions doivent être tolérées mais soumises à la puissance publique.

« Les pratiques ferventes et religieuses devront se mettre en accord avec l’intérêt public, autrement dit si certaines de leurs expressions sont susceptibles de nuire au bien commun, il faudra les interdire. » « Je déclare l’homme d’autant plus en possession d’une pleine liberté qu’il se laisse guider par la raison. » (Traité théologico-politique, 1670). Un siècle avant Voltaire et Kant, Spinoza est le premier théoricien de la séparation des pouvoirs politique et religieux et le premier penseur moderne de nos démocraties libérales. Il n’est pas athée, bien sûr, mais il ne croit pas au Dieu révélé de la Bible. Pour lui, Dieu est un Etre infini, véritable principe de raison, de sagesse philosophique. Il propose un dépassement de toutes les religions par la sagesse philosophique qui conduit à l’amour intellectuel de Dieu, source de Joie et de Béatitude. Il souhaiterait que les lumières de la raison permettent aux humains de découvrir Dieu et ses lois sans le secours de la loi religieuse et de tous les dogmes qui l’accompagnent, qu’il considère comme des représentations puériles, sources de tous les abus de pouvoir possibles, la religion correspondant à un stade infantile de l'humanité. 

La conception spinoziste de Dieu est totalement immanente: il n’y a pas un Dieu antérieur et extérieur au monde, qui a créé le monde (vision transcendante), mais de toute éternité, tout est en Dieu et Dieu est en tout à travers des attributs qui génèrent une infinité de modes singuliers, d’êtres, de choses, d’idées. Deus sive Natura. L’éthique immanente du bon et du mauvais remplace ainsi la morale transcendante et irrationnelle du bien et du mal. La Joie parfaite ou la Béatitude, est le fruit d’une connaissance à la fois rationnelle et intuitive qui s’épanouit dans un amour universel, fruit de l’esprit, un amour intellectuel de Dieu. Il y a trois genres de connaissances : l’opinion et l’imagination, qui nous maintiennent dans la servitude, la raison, qui nous permet de nous connaître et d’ordonner nos affects, et un troisième, en prolongement du deuxième, l’intuition, par laquelle nous arrivons à l’adéquation entre notre monde intérieur et le cosmos entier. « Plus on est capable de ce genre de connaissance, plus on est conscient de soi-même et de Dieu, c’est-à-dire plus on est parfait et heureux » (Ethique). Donc, union à un Dieu immanent par la raison et l’intuition. « L’homme vertueux n’est plus celui qui obéit à la loi morale et religieuse, mais celui qui discerne ce qui augmente sa puissance d’agir ». Et c'est justement la libération de la servitude qui augmente notre puissance d’agir et notre joie. Plus nos sentiments et nos émotions seront réglés par la raison, plus nos passions seront transformées en actions, plus grande sera la part de notre esprit qui subsistera à la destruction du corps. La liberté s’oppose à la contrainte, mais non à la nécessité. On est d’autant plus libres qu’on est moins contraints par les causes extérieures et qu’on comprend la nécessité des lois de la Nature qui nous déterminent.

On comprend pourquoi Nietzsche, qui n'aura de cesse de déconstruire les catégories morales transcendantes du bien et du mal établies par la morale chrétienne, puis par Kant, jubilera en découvrant la pensée de Spinoza: "Je suis très étonné, ravi! J'ai un précurseur, et quel précurseur!" (Frédéric Lenoir, Le Miracle Spinoza). Nietzsche fulmine contre l'Eglise chrétienne: "Elle est pour moi la plus haute des corruptions concevables (...), de chaque valeur elle a fait une non-valeur, de chaque vérité un mensonge, de chaque rectitude une bassesse." (Jacques Duquesne, Le Diable)

 

Références 

Archives blogs

 

 

01/01/2020

Bonne Année 2020!

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(Photo- Premiers rosiers dans la nouvelle station Durandy, Nice)

« Philosopher, c’est penser sa vie et vivre sa pensée »

Pour cette première note de l'année, j’ai choisi quelques extraits du livre d’André Comte-Sponville, « L’Amour la solitude », publié en 1992. J'ai eu la nouvelle édition, revue et augmentée, de 2000.  

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01/01/2019

Le Sujet aimant

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Bonne Année 2019! 

« Le cerveau humain n’a pas été fait pour être heureux, mais pour apprendre. C’est pourquoi l’expérience d’un apprentissage réussi fournit la plus grande quantité d’hormones responsables du bonheur. » (Viktor Frankl)

Dans un entretien accordé à la revue Psychologies (Juillet-Août 2016), le généticien Axel Kahn formule autrement la même idée : Nous n’avons pas de capacité génétique au bonheur. On naît avec un génome humain, on est biologiquement humain, c’est une caractéristique innée. Mais la plus grande de nos propriétés innées dont nous avons hérité avec ce génome, c’est celle d’acquérir, d’apprendre. Etre humain pleinement, c’est donc épanouir, autant qu’on le peut, cette fantastique aptitude au contact des autres humains. La capacité d’apprentissage est présente chez les animaux non humains aussi, mais beaucoup plus limitée. Pour édifier un psychisme humain, l’autre est indispensable. Nous avons tous la capacité à reconnaître la profonde réciprocité entre l’autre et nous, et cela fait le caractère universel de l’aptitude à la pensée morale. Mais c’est toujours le principe de réciprocité qui peut nous entraîner à ne pas être bienveillant, à être injuste, à nier l’autonomie de l’autre. Dès lors, être humain pleinement introduit l’autre comme l’une des finalités de l’existence, on peut dire sa seule finalité incontestable.

Selon le généticien, l’idée du développement personnel est le pire des égotismes modernes. Si nous nous enrichissons mais nous ne voulons rien faire de ces richesses, si nous ne les partageons pas, nous les perdons. Une richesse intérieure qui n’est pas partagée ne sert à rien. Celui qui la possède ne peut pas en profiter pleinement. Nous vivons dans une société qui focalise tout sur l’injonction de nous épanouir par nos propres moyens. Chacun devient maître de son destin, n’est lié à l’autre que par les contrats qu’il peut être amené à passer avec lui, rien de plus. L’injonction à mener un destin individuel amène à un échec obligatoire, à une frustration. Depuis la nuit des temps, d'ailleurs, il n’y a pas un seul poète, un seul romancier, un seul philosophe, un seul psy, à considérer que le bonheur soit accessible sans l’autre. Bien entendu, ce n’est pas le cas de toutes les démarches de développement personnel, qui peuvent être tournées vers autrui, ni celui des auteurs engagés dans une recherche spirituelle, qui entendent se développer de différentes manières, par la méditation ou la spiritualité, pour avoir plus à apporter aux autres.

Nous n’avons pas de capacité génétique au bonheur, nous avons une capacité génétique à être humain. Cela nous fait préférer le bien-être au mal être, la sérénité au stress. Dès lors, si être bons, généreux, nous était désagréable, nous ne le serions tout simplement pas. Même l’altérité la plus empathique exige qu’on en éprouve une certaine forme de plaisir. Le substratum de bonheur est en partie obligatoire à toute forme d’action. Dans une définition à valeur générale, le bonheur est l’adéquation entre le ressenti et l’aspiration. Autrement dit, si les saints avaient horreur d’être saints, ils ne le seraient pas. 

Voici plus loin: trois notes antérieures sur le rôle de la mémoire dans notre relation à l’autre et dans notre recherche du bonheur, et sur le récit, comme l’une des formes les plus universelles et les plus puissantes du discours et de la communication humaine (La mémoire et le regret ; La mémoire ; Les bons récits); en PDF mon texte Le Sujet aimant au Moyen Age. (Les attitudes amoureuses illustrées dans la littérature courtoise ne sont que l'illustration de l'effet que l'amour peut avoir sur les comportements, dans ce sens qu'il exprime la construction de l'être humain, la structuration du Sujet aimant. Situer l'amour courtois au niveau du langage revient à éclairer la psyché médiévale dans la perspective de la structure psychologique de l'être humain.)

Photos: 1. La revue Trames,1995. 2. L'illustration Christine de Pisan donnant une leçon à quatre hommes, XVe siècle, dans mon Carnet d'adresses des Dames du temps jadis (1995)

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01/08/2018

La littérature, toujours

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(Photo- Fleurs de cactus, Beaulieu)
 
On ne peut pas vivre mal. C'est une contradiction. (Eugène IONESCO, Le Roi se meurt)
 
Tout le monde chasse au bonheur. On peut être heureux partout. Il y a seulement des endroits où il semble qu'on peut l'être plus facilement qu'à d'autres. Cette facilité n'est qu'illusoire: ces endroits soi-disant privilégiés sont généralement beaux, et il est de fait que le bonheur a besoin de beauté, mais il est souvent le produit d'éléments simples. Celui qui n'est pas capable de faire son bonheur avec la simplicité ne réussira que rarement à le faire, et à le faire durablement, avec l'extrême beauté. On entend souvent dire: "Si j'avais ceci, si j'avais cela, je serai heureux", et l'on prend l'habitude de croire que le bonheur réside dans le futur et ne vit qu'en conditions exceptionnelles. Le bonheur habite le présent, et le plus quotidien des présents. Il faut dire: "J'ai ceci, j'ai cela, je suis heureux." Et même dire: "Malgré ceci et malgré cela, je suis heureux." Les éléments du bonheur sont simples, et ils sont gratuits, pour l'essentiel." (Jean GIONO, La chasse au bonheur)
 
Il y a sur terre de telles immensités de misère, de détresse, de gêne et d'horreur, que l'homme heureux n'y peut songer sans prendre honte de son bonheur. Et pourtant ne peut rien pour le bonheur d'autrui celui qui ne sait être heureux lui-même. Je sens en moi l'impérieuse obligation d'être heureux." (André GIDE, Les Nourritures terrestres -Les Nouvelles Nourritures)
 
Les sages d'autrefois cherchaient le bonheur; non pas le bonheur du voisin, mais leur bonheur propre. Les sages d'aujourd'hui s'accordent à enseigner que le bonheur propre n'est pas une noble chose à chercher, les uns s'exerçant à dire que la vertu méprise le bonheur (...); les autres enseignant que le commun bonheur est la vraie source du bonheur propre, ce qui est sans doute l'opinion la plus creuse de toutes, car il n'y a point d'occupation plus vaine que de verser du bonheur dans les gens autour comme dans des outres percées; j'ai observé que ceux qui s'ennuient d'eux-mêmes, on ne peut point les amuser; et au contraire, à ceux qui ne mendient point, c'est à ceux-là que l'on peut donner quelque chose, par exemple la musique à celui qui s'est fait musicien. Bref il ne sert point de semer dans le sable; et je crois avoir compris, en y pensant assez, la célèbre parabole du semeur, qui juge incapables de recevoir ceux qui manquent de tout. Qui est puissant et heureux par soi sera donc heureux et puissant par les autres encore plus. (...) Il faut vouloir être heureux et y mettre du sien. Si l'on reste dans la position du spectateur impartial, laissant seulement entrée au bonheur et portes ouvertes, c'est la tristesse qui entrera. (...) Il n'est pas difficile d'être malheureux ou mécontent; il suffit de s'asseoir, comme fait un prince qui attend qu'on l'amuse; (...) Ce que l'on n'a point assez dit, c'est que c'est un devoir aussi envers les autres que d'être heureux. (...) Tout homme et toute femme devraient penser continuellement à ceci que le bonheur, j'entends celui que l'on conquiert pour soi, est l'offrande la plus belle et la plus généreuse. J'irais même jusqu'à proposer quelque couronne civique pour récompenser les hommes qui auraient pris le parti d'être heureux. (ALAIN, Propos sur le bonheur)
 
 
Extraits de:
 
1,2,3...bonheur! Le bonheur en littérature, Editions Gallimard, 2006, Coll.Folio
 
Eugène IONESCO, Le Roi se meurt, Editions Hatier, 1985