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01/01/2020

Bonne Année 2020!

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(Photo- Premiers rosiers dans la nouvelle station Durandy, Nice)

« Philosopher, c’est penser sa vie et vivre sa pensée »

Pour cette première note de l'année, j’ai choisi quelques extraits du livre d’André Comte-Sponville, « L’Amour la solitude », publié en 1992. J'ai eu la nouvelle édition, revue et augmentée, de 2000.  


Au fond, est-ce que philosopher ce ne serait pas d’abord cela : sinon faire table rase (rien ne prouve que ce soit possible), du moins essayer de se débarrasser de tout ce qui nous encombre, des habitudes, des idées toutes faites, etc., autrement dit essayer de penser à neuf ? Oui, il se pourrait que la philosophie, ce soit d’abord ce mouvement d’interrogation radicale, comme un commencement de la raison, ou un recommencement ; que la philosophie, ce soit la pensée neuve, la pensée libre, la pensée libérée et libératrice… (…) Celui qui ne veut pas faire de philosophie, dès lors qu’il essaie de comprendre pourquoi il s’y refuse, il en fait déjà.. (…) La question « Qu’est-ce que la philosophie ? » est philosophique ; mais la question « Qu’est-ce que les mathématiques ? » ne l’est pas moins. (…) La philosophie est la pensée à la fois la plus libre (elle n’est prisonnière d’aucun savoir) et, pour cela, la plus singulière. (…) N’importe qui peut faire des mathématiques à votre place (puisque, par hypothèse, il trouvera, s’il trouve, le même résultat auquel vous pourriez parvenir), et c’est pourquoi, sauf goût particulier ou nécessité de gagner votre vie, vous n’avez aucune raison de faire des mathématiques vous-même. Les mathématiques, de ce point de vue, sont un métier : on peut en laisser la tâche à d’autres. La philosophie, non. Ou si la philosophie est aussi un métier, qui a ses professionnels (ceux qui enseignent, qui publient des livres…), elle est d’abord une dimension constitutive de l’existence humaine. Vous n’êtes pas obligé, et c’est heureux, de faire des cours ou des livres de philosophie. Mais personne ne peut philosopher à votre place : ce que je pourrais avoir trouvé, et quand bien même cela me satisferait totalement, ou ce que Kant ou Hegel ont pu trouver, et quel que soit leur génie, rien ne prouve que cela vaille pour vous ! Il faut donc vous y mettre personnellement, et c’est ce qu’on appelle philosopher…  (…)

Je me sens très proche de ce que disait Epicure, il y a quelques vingt-trois siècles: « La philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse. » J’aime beaucoup que la philosophie soit une activité (et pas un système ou un savoir), qu’elle se fasse par des discours et des raisonnements (et pas par des visions ou des slogans), enfin qu’elle tende au bonheur… Je dis : qu’elle tende. Parce que pour ce qui est de le procurer, il me semble que nous ne sommes plus capables, nous, les Modernes, de la belle confiance des Anciens…Pour mon usage personnel, et toujours pensant à Epicure, je me suis forgé la définition suivante (…) : la philosophie est une pratique discursive, qui a la vie pour objet, la raison pour moyen, et le bonheur pour but. Il me semble que cela vaut pour toute philosophie digne de ce nom -mais sur cette dignité, justement, tous les philosophes ne s’accordent pas…(…) Parce que je parle du bonheur, on en conclut un peu vite que ce serait là, pour moi, le tout de la philosophie. Il n’en est rien. On peut être heureux sans philosopher, sans doute, et l’on peut certes philosopher sans être heureux ! Surtout : le bonheur n’est pas la norme. Qu’une idée vous rende heureux, qu’est-ce que cela prouve ? C’est le cas aussi, au moins un certain temps, de la plupart de nos illusions… Le bonheur n’est pas la norme : la norme de la philosophie, comme de toute pensée, c’est, ce ne peut être que la vérité. Ce n’est pas parce qu’une idée me rend heureux que je dois la penser ; la philosophie ne serait autrement qu’une variante de la méthode Coué. Si je dois penser une idée, et quand bien même elle me rendrait triste à mourir, c’est uniquement parce qu’elle me paraît vraie ! Je l’ai dit bien souvent : si un philosophe a le choix entre une vérité et un bonheur, et cela peut arriver, il n’est philosophe qu’autant qu’il choisit la vérité. Renoncer à la vérité, ou à la quête de la vérité, ce serait renoncer à la raison et, par là, à la philosophie. La norme, ici, l’emporte sur le but, et doit l’emporter : la vérité, pour le philosophe, prime sur le bonheur. Mieux vaut une vraie tristesse qu’une fausse joie.

Pourquoi alors ne pas définir la philosophie par la recherche de la vérité ? D’abord parce que cette recherche n’est évidemment pas le propre de la philosophie ; on cherche aussi la vérité en histoire, en physique, dans le journalisme ou au tribunal… Aussi parce que, la vérité supposée donnée (et bien sur elle ne l’est jamais que partiellement et approximativement), reste à savoir qu’en faire : toute la philosophie se joue là. La vérité est la norme, mais enfin il s’agit de vivre et, si possible, de vivre heureux, ou pas trop malheureux. La philosophie n’échappe pas au principe de plaisir ; mais le plaisir ne prouve rien, ou ne prouve que lui-même. De là cette tension toujours, qui me paraît caractéristique de la philosophie, entre le désir et la raison ou, pour le dire autrement, entre le but (le bonheur) et la norme (la vérité). Que les deux puissent se rejoindre, c’est ce qu’enseigne le vieux mot de sagesse. Qu’est-ce que la sagesse, sinon une vérité heureuse ? Et non pas vraie parce que heureuse (auquel cas il n’y aurait plus de vérité du tout : l’illusion suffirait), mais heureuse, bien plutôt, parce que vraie. Nous en sommes loin : la plupart des vérités nous sont indifférentes ou nous font mal. C’est à quoi nous voyons que nous ne sommes pas des sages. Mais si la philosophie est amour de la sagesse, comme l’annonce l’étymologie (…), c’est qu’elle est amour à la fois du bonheur et de la vérité, et qu’elle essaie, autant que faire se peut, de les concilier, que dis-je, de les fondre l’un dans l’autre…

Philosopher, c’est penser sa vie et vivre sa pensée. Nul n’y parvient jamais tout à fait (nul n’est complètement philosophe), mais nul, non plus, ne saurait tout à fait s’en dispenser. Au fond, ceux qu’on appelle les grands philosophes, ce ne sont pas des gens qui pratiqueraient je ne sais quelle activité inouïe dont les autres seraient incapables ; ce sont ceux qui ont fait mieux que d’autres ce que tous ont fait et doivent faire. Si vous réfléchissez sur le sens de la vie, sur le bonheur, sur la mort, sur l’amour, sur la justice, si vous vous demandez si vous êtes libre ou déterminé, s’il existe un Dieu, si l’on peut être certain de ce que l’on sait, etc., vous faites de la philosophie au même titre (ce qui ne veut pas dire aussi bien !) qu’Aristote, Kant ou Simone Weil. (…)

La philosophie, de même, n’a de sens qu’au service de la vie : il s’agit de vivre mieux, d’une vie à la fois plus lucide, plus libre, plus heureuse…Penser mieux, pour vivre mieux. C’est ce qu’Epicure appelait philosopher pour de bon, autrement dit pour son salut, comme disait Spinoza, et c’est la seule philosophie qui vaille. On ne philosophe pas pour passer le temps, ni pour faire joujou avec les concepts : on philosophe pour sauver sa peau et son âme. (…)

La philosophie ne peut mener à la sagesse qu’à condition de tendre perpétuellement vers sa propre abolition : le chemin est de pensées, mais là où il mène il n’y a plus de chemin. Plus de pensée ? En tout cas, plus de pensée théorique : le réel suffit, la vie suffit, et c’est ce que j’appelle le silence. (…) Or la sagesse n’est pas autre chose que cette simplicité de vivre. S’il faut philosopher, c’est pour retrouver – clarum per obscurius ! – cette simplicité-là. Il s’agit de nous débarrasser de tout ce qui nous encombre et qui ne cesse de nous séparer du réel et de la vie. C’est à quoi sert la philosophie, dont à la fin il faut se débarrasser aussi… La doctrine est un radeau, disait le Bouddha : une fois le fleuve traversé, à quoi bon porter le radeau sur ton dos ? Laisse-le plutôt sur la rive, où il pourra servir à d’autres ; toi, tu n’en as plus besoin…Voilà! Le sage est celui qui n’a plus besoin de philosopher: ses livres, s’il en écrit, ce qui est rare, sont comme des radeaux abandonnés sur le rivage…

(…) Dans les sciences, la technicité est le plus souvent indispensable: parce qu’elle est nécessaire au travail de la preuve. Mais en philosophie ? Dans la mesure où celle-ci n’est pas une science, ni ne peut l’être, la technicité n’y saurait valoir comme preuve, ni la sophistication constituer toujours un progrès. Les systèmes s’ajoutent aux systèmes, voilà tout, et cela ne fait qu’une complexité de plus…Kant est un philosophe génial, l’un des plus techniques et des plus rigoureux qui soient. Mais si sa rigueur était vraiment démonstrative, nous serions tous kantiens. Spinoza est tout aussi rigoureux, tout aussi technique, tout aussi génial ; sa philosophie s’oppose en tout, pourtant, à celle de Kant…Il faut donc choisir, et la rigueur n’y suffit pas. (…) Pour ma part, sans renoncer tout à fait à la technicité ou à la complexité, et encore moins à la rigueur, j’aurai plutôt la tendance inverse: je cherche des idées simples, de plus en plus simples, tellement simples qu’à la fin elles n’auraient même plus besoin d’être énoncées. Bien sûr, ce n’est jamais tout à fait possible: la pensée a ses difficultés et ses exigences, qui sont strictes. Mais la pensée n’est qu’un moyen, et le complexe même qu’elle dévoile ne saurait masquer la simplicité pourtant de ce qui s’y joue. Quoi ? Le réel. Tout organisme vivant, par exemple, est d’une richesse inépuisable, d’une complexité infinie - mais la vie n’en est pas moins simple pour autant. Quoi de plus compliqué qu’un arbre, quand on essaie de comprendre son fonctionnement interne ? Et quoi de plus simple, quand on le regarde ?

(…) C’est Bernard Show, je crois, qui disait qu’il y a deux catastrophes dans l’existence : la première, c’est quand nos désirs ne sont pas satisfaits ; la seconde, c’est quand ils le sont…Nous oscillons ordinairement entre les deux, et c’est ce qu’on appelle l’espérance. « Qu’est-ce que je serais heureux si… » Et tantôt le si ne se réalise pas, et l’on est malheureux, tantôt il se réalise, et on n’est pas heureux pour autant. De là la grande formule de Woody Allen : « Qu’est-ce que je serais heureux si j’étais heureux ! » Il ne l’est donc jamais, ni ne peut l’être, puisqu’il espère toujours le devenir… « Ainsi nous ne vivons jamais, disait Pascal, nous espérons de vivre… » (…) Nous n’avons de bonheur  que dans des moments de grâce où nous n’espérons rien, nous n’avons de bonheur qu’à proportion du désespoir que nous sommes capables de supporter ! Oui : parce que le bonheur reste notre but, bien sûr, et cela veut dire aussi que nous ne l’atteindrons qu’à la condition d’y renoncer. (…) Parce que la vie est décevante, toujours, et qu’on n’échappe pas à la déception qu’en se libérant de l’espérance. Parce que nos rêves nous séparent du bonheur dans le mouvement même qui le poursuit. Parce que nos désirs sont hors d’état d’être satisfaits, ou hors d’état, lorsqu’ils le sont, de nous satisfaire. Parce que seul un Dieu pourrait nous sauver, en effet, et qu’il n’y a pas de Dieu, et pas de salut. Parce que l’on meurt. Parce que l’on souffre. Parce qu’on a peur pour ses enfants. Parce qu’on ne sait pas aimer sans trembler…C’est la grande leçon du Bouddha : toute vie est douleur, et si nous pouvons nous en libérer, comme il l’enseigne aussi, ce n’est qu’à la condition d’abord de renoncer à nos espérances. (…) « Tout à la fin de sa vie, le sage comprit que la sagesse non plus n’avait pas d’importance. » (…) La sagesse n’est qu’un rêve de philosophe, dont la philosophie doit aussi nous libérer. La sagesse n’existe pas : il n’y a que des sages, et ils sont tous différents, et aucun, bien sûr, ne croit à la sagesse… La sagesse n’est pas une nouvelle religion, on ne l’atteint qu’à la condition de cesser d’y croire !

 

André Comte-Sponville, L’Amour la solitude, Editions Albin Michel S.A., 2000

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