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01/11/2025

Les émotions difficiles

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(Photo- Voyage en Toscane, l'automne 2025

Chaque émotion a un rôle à jouer, quelle qu’en soit notre perception, positive ou négative, elle est  indispensable à notre survie et à notre épanouissement. Nous savons qu’en dehors des six émotions fondamentales, présentes universellement chez les humains et également chez les grands singes (la peur, la tristesse, la colère, le dégoût, la surprise, la joie), il existe une multitude d’autres émotions, des nuances, qui sont colorées culturellement, comme dit Joseph LeDoux. Les émotions sont le support de la communication, elles nous permettent d’interagir, d’échanger nos points de vue, d’exprimer nos désirs, nos impressions et nos sentiments.


Nous savons qu’il y a cinq émotions négatives et une seule positive (la joie), et cela s’explique par notre évolution : les émotions négatives nous permettent de survivre dans notre environnement en nous informant du danger, donc elles sont fondamentales, tandis que la joie nous motive pour entreprendre de nouvelles choses. Il est important d’identifier tôt la présence d’une émotion, ne pas la rejeter ou la fuir, mais la reconnaître et comprendre son message, car il en existe toujours un. Les émotions sont de bons indicateurs pour nos choix et nos décisions, elles nous informent sur les événements en cours et à venir, à condition que nous sachions les écouter et les accepter. La meilleure façon de faire face aux émotions difficiles est de cultiver une posture d’acceptation, en leur donnant un espace dans notre vie. Il faut se rappeler qu’une émotion n’est pas difficile par sa nature, mais par son intensité qui s’amplifie à partir du moment où nous refusons d’écouter ce qu’elle a à nous transmettre. A titre anecdotique, il paraît qu’au FBI sont privilégiées les personnalités disons légèrement paranoïaques, parce qu’elles sont très attentives et vigilantes, et peuvent anticiper une situation à risque.

Chaque émotion a deux versants, en fonction de sa dose. Par exemple, la peur, qui est l’émotion de la survie, nous rend vigilants. A dose raisonnable, elle permet de nous recentrer sur nos besoins et nos capacités à exprimer notre potentiel, mais à dose excessive, elle nous fige et nous ferme aux expériences nouvelles. La colère apporte l’énergie de l’action, elle peut être dirigée contre des personnes extérieures ou des obstacles intérieurs. La surprise peut nous motiver à sortir de la routine, tout comme le dégoût nous permet de sortir des situations toxiques. Bien entendu, la joie reste l’émotion positive par excellence, bénéfique, contagieuse aussi. Néanmoins, rappelons qu’il faudrait beaucoup de joie (en tout cas, plusieurs émotions positives) pour contrecarrer une seule émotion négative.

Et puisque les émotions sont un instrument pour connaître le monde extérieur et pour nous connaître nous-mêmes, rappelons que selon Spinoza, qui a accordé une place centrale aux affects ou passions, il existe trois modes de connaissance - l’opinion, la croyance, la connaissance vraie. La tristesse ne naît que de l’opinion et de l’erreur en provenant, car elle a pour cause la perte de quelque bien. Comme toute passion ou affect qui naît de l’opinion, la tristesse n’est pas bonne. En plus, il ne faut pas qu’elle dure, parce que tout ce que nous faisons devrait servir à l’avancement et à l’amélioration. Or il est certain que, tant que dure notre affliction, nous nous rendons impropres à rien faire de tel (…) Il faut néanmoins nous délivrer de la tristesse afin de ne pas tomber dans toutes les misères qu’elle amène nécessairement avec elle. Et il faut le faire avec joie, car il est insensé de vouloir rétablir et réparer un bien perdu par un mal désiré et entretenu par nous. Si la tristesse provient de l’opinion ou de la non-connaissance, la joie est dans l’entendement juste. Quelqu'un qui use bien de son entendement ne peut tomber dans aucune tristesse. Pour Spinoza, user bien de son entendement, c’est parvenir à connaître le souverain Bien (Deus sive Natura). 

De même, la haine est une inclination à écarter de nous ce qui nous a causé quelque mal, elle est une excitation de l’âme contre quelqu'un qui nous a fait du mal sciemment et volontairement. Elle aussi naît de l’opinion, et il est certain qu’elle ne doit avoir aucune place en nous, puisque nous savons qu’une seule et même chose est à un certain moment bonne pour nous, à un autre mauvaise, ainsi qu’on l’a toujours reconnu pour les herbes officinales. Mais, dit le philosophe, si nous usons bien de notre Raison, nous ne pouvons jamais avoir de haine ou d’aversion contre aucune chose, parce que nous nous priverions en agissant ainsi de la perfection qui est en chacune. Et nous connaissons aussi par la raison que nous ne pouvons jamais avoir de haine contre personne ; parce que tout ce qui est dans la Nature, si nous voulons en obtenir quelque chose, nous devons le changer en quelque chose de meilleur soit pour nous, soit pour la chose elle-même. Nous concluons en disant que la Haine et l’Aversion ont en elles autant d’imperfections que l’Amour, au contraire, a de perfections ; car ce dernier produit toujours amélioration, renforcement et accroissement, ce qui est perfection, tandis que la haine au contraire tend toujours à la dévastation, à l’affaiblissement, à l’anéantissement, ce qui est l’imperfection même. (Spinoza, Court traité. Traité de la réforme de l’entendement, Ed.GF Flammarion, Paris, 1964)

Il faut dire que ce qui est valable pour les émotions individuelles l’est également pour les émotions collectives. Ainsi, dans un livre récent, le politologue Dominique Moïsi s’est penché de nouveau sur les émotions en géopolitique (après un premier ouvrage publié il y a une quinzaine d’années), en essayant de déchiffrer les émotions derrières nos différences culturelles afin de mieux comprendre notre environnement actuel. Cette dernière édition est écrite en 2024, après le déclenchement de la guerre en Ukraine et juste avant l’élection présidentielle aux Etats-Unis. (Le Triomphe des émotions. La géopolitique entre peur, colère et espoir, Editions Robert Laffont, Paris, 2024)

Jetons un coup d’œil. Le tableau d’ensemble qu’il voulait optimiste ne l’est pas : Avec le retour de la guerre en Europe et au Moyen-Orient, la montée des nationalismes et des populismes dans le monde, le recul de la mondialisation, l’accélération dramatique des changements climatiques, et la face obscure des révolutions technologiques, -parmi lesquelles l’intelligence artificielle -, non seulement les émotions négatives ont triomphé des émotions positives, mais elles se sont multipliées, ont essaimé et, serions-nous tenté de le dire, explosé. Aujourd'hui, pour comprendre le monde, il nous faut ajouter à la peur et à l’humiliation des émotions brutales comme la colère, la rage, et même la haine. Ainsi, le nouvel ordre émotionnel n’est-il pas uniquement plus sombre mais plus complexe, et beaucoup moins bien défini par la géographie qu’il ne l’était il y a de cela quinze ans. Quelle que puisse être la conclusion des conflits actuels, la guerre change la donne mondiale d’un point de vue géopolitique, économique, politique et culturel, elle révèle et creuse, par ailleurs, le divorce émotionnel du monde. Non seulement elle sépare les Européens des non-Européens mais elle divise les Européens entre eux, et détachera peut-être les Américains des Européens… Dites-moi ce que vous pensez de la guerre, je vous dirai qui vous êtes. La guerre en Ukraine révèle par-dessus tout le divorce émotionnel entre Occidentaux et non-Occidentaux. L’empathie pour la détresse des Ukrainiens n’est pas seulement le produit de la géographie et de l’histoire, elle témoigne d’une culture politique. Plus votre pays est démocratique, plus il vous sera facile de vous identifier aux Ukrainiens et à leurs souffrances, mais aussi de percevoir le danger que représente l’aventurisme expansionniste du Kremlin. De ce point de vue, l’Europe centrale mérite bien son nom : elle est le cœur de la réaction occidentale. (…) Vous avez aimé la guerre en Ukraine, vous allez adorer la guerre à Gaza. Ce livre était pratiquement terminé lorsque survint le 7 octobre, le 11-septembre d’Israël, la tragédie. Mais cette explosion de violence au Moyen-Orient ne fait qu’en renforcer la thèse : le poids grandissant des émotions dans le monde. 

L’humiliation et la peur,  les deux émotions qui dominent. On peut faire de l’humiliation une arme. Contrairement à ce que Poutine voudrait faire croire aux Russes et aux pays du Sud global, l’Occident n’a pas humilié la Russie ; elle s’est humiliée toute seule. Le pays a souffert un triple traumatisme, Le premier a sanctionné le déclin géopolitique de la construction issue de la révolution de 1917 par la fin de l’Union soviétique et par la perte de vingt millions de Soviétiques – et non de Russes, la distinction est essentielle – qui se sont détachés de l’empire communiste. Durant la guerre froide, l’Union soviétique appartenait avec les Etats-Unis au club pour le moins restreint des deux grands ; son effondrement a mis fin, brutalement, au monde bipolaire. Le deuxième choc fut économique. En 1991, le PIB du pays, comparé à celui de 1989, avait chuté de 20%. Et la Russie n’a retrouvé qu’en 1997 son niveau de production d’avant la chute du mur de Berlin. (…) Le troisième traumatisme russe, probablement le plus grave, est d’ordre psychologique. On peut parler d’une double humiliation due à la pauvreté, d’une part, et à la corruption, de l’autre. Avec un système politique alors en pleine décomposition, le pays était au bord de la guerre civile. Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie, s’avérait de plus en plus fréquemment, une source d’embarras… (…) Dans les trois traumatismes énumérés plus haut, l’Occident n’a aucune responsabilité. Bien au contraire. Les Occidentaux ont d’abord cherché - contrairement à ce qu’affirme Moscou – à freiner l’accès des pays Baltes et de l’Ukraine à l’indépendance. [François Mitterrand et Helmut Kohl].

Que faire aujourd'hui ? Garder le contrôle, c’est l’un des défis majeurs auxquels le monde est confronté. C’est un sentiment dévastateur que celui de ne n’avoir plus prise sur le monde, dont l’avenir serait décidé par des forces hors d’atteinte. Les migrations, les changements climatiques et l’IA ont peu de choses en commun, excepté, précisément, de paraître, parfois hors de contrôle. L’afflux rapide des migrants peut créer le sentiment d’un manque de contrôle du territoire où l’on vit. L’accélération et l’intensité des changements climatiques donnent l’impression que la planète échappe à tout contrôle. Quant aux progrès révolutionnaires enregistrés par l’IA, ils ne poussent que trop facilement à penser qu’on a perdu non seulement le contrôle de son travail, mais le sens de sa vie. Ces trois défis constituent un danger très réel, très clair et très présent. Mais nous pouvons les relever avec une énergie positive. Les machines nous poussent à donner le meilleur de nous-mêmes. Dans la plupart des cas, la vue d’un œil humain demeure infiniment plus précise et nuancée que les meilleures caméras, que les instruments photographiques les plus sophistiqués. Il en va de même, au bout du compte, si l’on compare l’intelligence humaine à l’IA.

 

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