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25/01/2018

L'image, l'unité de base de l'esprit

Antonio Damasio, livre, conscience,esprit, évolution, homéostasie

(Photo- Coquelicot en janvier, à Cimiez)

Antonio Damasio, le neuroscientifique dont les livres « L’erreur de Descartes. La raison des émotions » (1994), « Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions » (2003) ouvraient il y a une vingtaine d’années une perspective nouvelle dans la recherche, continue d’être passionné par les affects, le monde des émotions et des sentiments. Dans son dernier ouvrage, « L’Ordre étrange des choses: La vie, les sentiments et la fabrique de la culture » (2017)», il nous propose de comprendre comment les sentiments guident l’évolution de nos cultures, quelle est la mécanique des sentiments et de la conscience, comment cette mécanique est responsable des liens réciproques qui unissent le fonctionnement de l’esprit et le monde extérieur. Voici ce que j’en ai retenu principalement, comme matière qui porte à réflexion. Après cette lecture, l'idée que l'intelligence artificielle pourra être un jour capable d'autre chose que de performances techniques extraordinaires, à savoir capable de sentiments et d'émotions complexes, apparaît plus fictionnelle que jamais. Wittgenstein avait raison. 


Toutes nos activités et nos productions culturelles sont propulsées, évaluées et négociées par les sentiments. Les cultures humaines (les arts, la philosophie, la morale, la religion, la justice, la gouvernance, les institutions économiques, la technologie, la science) ont à leur base une importante faculté de l’esprit humain, le langage verbal, et des traits distinctifs : l’intellect supérieur et la socialité intense. Mais la grande épopée culturelle de l’humanité est activée par un élément supplémentaire, un moteur de motivation, que sont les sentiments – dans toute leur variété, de la douleur et la souffrance au bien-être et au plaisir. Il suffit de prendre l’exemple de la médecine, l’une des plus significatives productions culturelles, et de voir que l’alliance de la science et de la technologie est née en réaction à un constat : il existait des douleurs et des souffrances provoquées par des pathologies diverses (traumatismes physiques, infections, cancers), et il existait leur contraire (le bien-être, le plaisir, l’épanouissement personnel). La médecine est donc le fruit de sentiments spécifiques éprouvés par les malades, et le fruit des sentiments spécifiques éprouvés par les premiers praticiens, comme l’empathie et la compassion. Il faut observer que  toutes les innovations -produits anesthésiants efficaces, instruments précis -ont pour moteur la même motivation principale : la gestion du sentiment d’inconfort. Et même la motivation financière des industries du médicament et de l’instrumentation y occupe également une place significative, puisque dans la mesure où nous avons besoin d’atténuer nos souffrances, ces industries ne font que répondre à ce besoin. La poursuite du profit est alimentée par des aspirations variées, qui ne sont rien d’autre que des sentiments, lesquels ne sont pas toujours nobles -le désir d’ascension sociale, de prestige, ou simplement l’avidité.

Au cœur de la condition humaine se trouve l’interaction (favorable et défavorable) des sentiments et de la raison, et il nous serait impossible de comprendre les conflits et les contradictions humaines sans tenir compte de cette interaction. Pour comprendre « comment les humains peuvent à la fois souffrir, mendier, célébrer la joie de vivre, être philanthropes, artistes et scientifiques, saints et criminels, tour à tour maîtres bienveillants de la terre et monstres cherchant à la détruire », on peut bien entendu, s’appuyer sur les travaux d’historiens et de sociologues, et également sur les oeuvres d’art qui révèlent la sensibilité et le mécanisme des passions humaines. Mais les branches de la biologie nous apprennent énormément, car les sentiments ne sont pas que les éléments déclencheurs de nos cultures, ils guident également leur évolution

L’auteur cherche à établir un lien entre la vie humaine que nous connaissons à ce jour, dotée d’esprit, de conscience, de langage, de mémoire, de sentiments, de socialité complexe et d’intelligence créatrice, et la vie primitive qui aurait vu le jour il y a 3,8 millions d’années. Il montre que le véritable ordre d’apparition des facultés et des structures biologiques est particulièrement étrange, et qu’il existe un principe d’équilibre et de régulation dans cette chaîne évolutive: c'est l'homéostasie. Grâce à elle, cette chaîne pratique évolutive a relié les formes de vie primitives à l’extraordinaire alliance des corps et des systèmes nerveux qui ont donné naissance à la culture et à la civilisation. Les sentiments et l’esprit créateur de culture ont tissé ensemble des liens au fil d’un très long processus, au cœur duquel se trouve la sélection génétique, guidée par l’homéostasie. En mettant au jour les relations entre les cultures, les sentiments et l’homéostasie, l’auteur nous permet d’observer les liens cultures-nature et l’humanisation du processus culturel.

Evidemment, la question fondamentale porte toujours sur l’apparition de l’esprit et de la conscience, des comportements sociaux et culturels, comment cela a pu se passer, à quel moment. Rappelons qu’en sciences cognitives, la théorie de l’esprit désigne le processus cognitif qui permet à un individu de théoriser un état d’esprit chez lui ou un autre, à savoir de reconnaître l’intention, le désir, le jeu, la connaissance. Elle serait donc une puissante prédisposition de l’être humain, basée sur le fonctionnement de modules ou réseaux neuronaux acquis lors de la phylogenèse. Certaines théories mettent l’accent sur l’interaction avec l’environnement dans le développement des capacités d’expression et de reconnaissance des émotions. L'auteur considère que les comportements humains résultent aussi bien de phénomènes culturels autonomes que de la sélection naturelle, par l’intermédiaire des gènes. Les comportements humains sont influencés par ces deux facteurs, dans des proportions variables. Nos cultures trouvent donc leurs racines dans des biologies non humaines, mais cela n’entame en rien le caractère exceptionnel de l’humanité. « La dimension exceptionnelle de chacun d’entre nous provient de l’importance sans égale que nous accordons à la souffrance et à l’épanouissement –notamment dans le cadre de nos souvenirs et de nos incessantes représentations mentales et imaginations du futur ». 

« L’humain est un conteur né », écrit l’auteur, en précisant que l'objectif majeur de son livre consiste à mettre au jour certains aspects de la création de l’esprit -cet esprit qui façonne des récits et définit du sens, qui se souvient du passé et qui imagine l’avenir. En voulant trouver le remède aux tourments de leur cœur et réconcilier les contradictions générées par la souffrance, la peur, la colère et la poursuite du bien-être, les humains se sont mis à chercher des sources d’émerveillement et de sensations fortes. Ils ont ainsi découvert la musique, la danse, la peinture et la littérature, ils ont élaboré « les tumultueuses épopées que sont les croyances religieuses, les questionnements philosophiques, la gouvernance politique ». Notre esprit créateur de culture « s’est perpétuellement adapté à la dramaturgie humaine, de la naissance à la mort ». 

Avec une image empruntée à Pessoa, l’auteur explique que nous avons en nous une sorte d’orchestre qui fait que les mondes extérieur et intérieur interagissent avec le système nerveux, via les dispositifs sensoriels. Ensuite, que des dispositifs spécifiques régissent émotionnellement à la présence mentale de tout type d’objet ou d’événement : ce sont les besoins, la motivation, les émotions. Pour comprendre la nature et la composition des orchestres intérieurs et de la musique qu’ils jouent, il faudra comprendre le mécanisme de la fabrication des images, puisque l’incroyable richesse de nos processus mentaux repose entièrement sur les images. Celles-ci sont fondées sur les contributions de ces deux mondes, le monde extérieur qui apporte, dans les limites de nos dispositifs sensoriels, des images décrivant la structure de l’univers qui nous entoure, et le monde intérieur qui apporte des images que nous avons coutume d’appeler « sentiments ».

Simple ou complexe, la fabrication des images est toujours le produit de dispositifs neuraux. Nous percevons les objets et les événements qui nous entourent de manière multi sensorielle, nos « cortex d’association » intègrent les images composées dans des « cortex fondamentaux ». Et les images du monde extérieur sont presque toutes traitées en parallèle avec les réponses affectives que ces mêmes images produisent en agissant dans une autre région cérébrale. Donc notre cerveau cartographie et intègre les diverses sources sensorielles extérieures, il intègre simultanément les états internes -et ce sont les produits de ces processus que l’on nomme sentiments.

Nos cerveaux sont capables de prouesses extraordinaires : ils jonglent avec des images appartenant à de multiples catégories sensorielles, d’origines externes et internes, et les transforment en longs métrages cérébraux intégrés. Nos perceptions et les idées qu’elles évoquent s’accompagnent continuellement d’une description en termes de langage, qui est elle aussi élaborée à partir d’images. Tous les mots que nous utilisons, quel que soit le langage -parlé, écrit ou déchiffré via le toucher, comme le braille-, sont des contenus mentaux composés d’images. L’esprit lui-même est entièrement composé d’images, depuis la représentation d’objets et d’événements jusqu'à leurs concepts correspondants et à leurs traductions verbales. Les images sont la monnaie universelle de l’esprit. Autrement dit, l’unité de base de l’esprit est l’image -l’image d’une chose, de ce que peut faire une chose, du sentiment qu’elle évoque.

 Du point de vue de l’évolution, les images ont aidé les organismes à se comporter de manière efficace (optimisation et contrôle des actions) malgré l’absence de subjectivité complexe, d’évaluation mentale, d’analyse réfléchie. Nous prenons conscience des images grâce au processus complexe de la conscience, qui, elle aussi, s’appuie sur les images. L'intégration complexe des images produit des comptes rendus plus riches des réalités externes et internes et représente la base de l'enrichissement de l'esprit. Cette intégration peut prendre plusieurs formes : représenter un objet depuis plusieurs perspectives sensorielles, mais aussi lier objets et événements au fil de leur interaction dans le temps et dans l’espace, pour produire des séquences significatives que l’on appelle « récits ». Le monde du récit est aussi celui des histoires, un monde fait de personnages, d’actions, de rêves, d’idéaux, de désirs, tout comme la vie elle-même est faite d’une infinité d’histoires, simples et complexes, banales et distinctes, et qui en disent très long sur nous. La technique secrète de l’esprit en matière de récit et d’art du conte consiste à lier entre eux des éléments distincts, comme les voitures d’un train temporel remontant le fameux « fil de la pensée ». « Pour ce faire, le cerveau fait appel à différentes régions sensorielles. Chacune d’entre elles lui fournit l’élément requis au bon moment, de manière à former ce train temporel. Il s’assure également que les structures associatives coordonnent l’entrée en scène des différents éléments ainsi que la composition et le mouvement du train. N’importe quelle région sensorielle principale peut être mobilisée selon les besoins ; tous les cortex d’association doivent participer aux fonctions gérant le rythme d’entrée en scène des éléments nécessaires. » Le cerveau traite les images, et au fil d’un récit, par exemple, une image visuelle ou auditive évoquant une situation peut être préférée, ce qui aboutit à une « métaphore » visuelle ou auditive, qui vient symboliser un objet ou un événement via l’image ou le son. Nous exprimons par le langage toutes les images qui nous passent par la tête, et cette traduction incessante représente le mode le plus spectaculaire d’enrichissement de l’esprit.

Les images forment de ce fait la pierre angulaire de la conscience, la subjectivité. Si je suis capable de décrire ce qui me passe par la tête, en parlant de ma conscience, c’est parce que les images qui peuplent mon esprit deviennent automatiquement « mes » images, des images que je peux examiner, avec plus ou moins de clarté, plus ou moins d’effort. Je sais que ces images m’appartiennent en tant que possesseur de cet esprit, et de ce corps qui le fabrique et l’abrite, en tant que possesseur de l’organisme vivant que j’habite. Mais lorsque la subjectivité disparaît – et que les images mentales ne sont plus automatiquement revendiquées par les personnes à qui elles reviennent de droit, la conscience cesse de fonctionner normalement. « Si l’on nous empêchait subitement de porter un regard subjectif sur les contenus manifestes de notre esprit, ces contenus partiraient à la dérive et n’appartiendraient plus à personne. Qui saurait qu’ils existent ? Notre conscience s’évanouirait, tout comme la signification du moment présent. Nous n’aurions plus conscience d’exister ».

Cette illusion de la subjectivité, qui est une illusion de propriété, transforme notre processus mental de fabrication des images en contenus qui nous donnent une structure et une orientation. L’absence de cette illusion peut rendre l’esprit dans son ensemble presque inutile. Il apparaît donc clairement que si nous voulons comprendre l’origine de la conscience, il nous faut commencer par comprendre celle de la subjectivité. Il va sans dire que la subjectivité est un processus et non une chose. Ce processus repose sur deux composantes essentielles : l’élaboration d’une « perspective » propre à nos images mentales et l’accompagnement de ces images par les « sentiments. »

 

Références: Antonio R. Damasio, L'Ordre étrange des choses: La vie, les sentiments, et la fabrique de la culture,  Editions Odile Jacob, 2017 

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