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01/06/2019

La souffrance au travail

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(Photo- La Halle gourmande, Nice)

Dix ans après une série de suicides de salariés à France Télécom, entreprise devenue Orange, entre 2006-2011, dont 35 cas au cours de 2008-2009, l’ancien P-DG et deux ex-dirigeants de la compagnie sont jugés pour harcèlement moral dans un procès qui s’ouvre pour trois mois. C’est le premier procès à se pencher sur les conséquences d’une politique de gestion des ressources humaines. Le syndicat et les familles des victimes mettent en cause un management brutal, justifié par les ex-dirigeants de l’entreprise dans un contexte de réduction massive des effectifs (article ICI)

Un contexte similaire à la Poste, il y a quelques années : l’antipathie, comme méthode de management: "La stratégie était d’opposer les ouvriers des équipes de jour et de nuit, d’opposer les travailleurs. La désorganisation des centres de tri a été sciemment préparée pour semer la zizanie au sein des équipes. Les chefs d’équipe, les petits chefs, n’arrivent plus à régler la situation. Le travail devient très douloureux et cela est hélas, volontaire, pour atteindre les objectifs d’allègement de 30 % de la masse salariale, soit 33 000 facteurs et plusieurs milliers de trieurs". (note Cefro ICI)


Comme conséquence directe de la souffrance au travail, un marché économique s’est créé autour des risques psychosociaux : formations, expertises, séminaires. Dans un monde très compétitif, où l’objectif de l’entreprise reste le profit, le marché du « bien-être au travail » peut soulever un certain nombre d’interrogations. En principe, un salarié heureux serait plus rentable. Néanmoins, rappelons que la culture d’entreprise fait partie de la culture nationale. Cette dernière est globale, partagée, transmissible et évolutive, elle sert à communiquer et assure la survie du groupe. Toute entreprise est une affaire de société, car elle est marquée par la culture nationale, mais elle a aussi une culture spécifique, élaborée au long de son histoire. Ses sources sont la culture nationale et la culture régionale, la personnalité des fondateurs, la culture professionnelle des salariés, les événements vécus par l’entreprise et qui ont marqué son histoire. Ses finalités consistent à assurer la cohérence et la survie du groupe, à améliorer la communication entre les membres ayant des visions différentes. Tout cela pour observer que, malgré un management global ou interculturel (et une psychologie interculturelle, qui a plus de 50 ans dans le monde anglo-saxon), une entreprise française n’est pas exactement une entreprise japonaise, ou américaine. Autrement dit, les quatre bien connues dimensions universelles définissant l’identité culturelle -la distance hiérarchique (le rapport à l’autorité), le contrôle de l’incertitude (prise de risque ou évitement, sécurité ou anxiété), l’individualisme, les valeurs masculines et féminines -vont se retrouver, d’une manière plus ou moins visible, dans la culture d’entreprise.  

Un livre récent, Le Salaire de la peine. Le business de la souffrance au travail, de Sylvaine Perragin, Editions du Seuil, 2019, examine certains aspects de la souffrance au travail en France: 30000 burn-out, 3,2 millions de personnes en danger d’épuisement, 400 suicides par an. L’auteure, qui a travaillé en entreprise, est à présent psycho-praticienne et consultante. Selon elle, les entreprises qui ne s’intéressent aux salariés, à leur bien-être, que dans un souci de rentabilité, créent un lien toxique et une relation ambivalente destructrice avec ceux-ci. Faire croire à quelqu’un qu’il est important affectivement pour l’exploiter est la meilleure manière d’entrer dans une relation perverse qui enferme ou isole.

Le lexique de la souffrance au travail a évolué pendant les vingt dernières années : de pathologies mentales au travail, dans les années 2000, le vocabulaire a glissé vers souffrance au travail, au stress au travail, à la qualité de vie au travail, au bien-être au travail, et à ce jour au bonheur au travail, avec même un nouveau métier, Chief happiness officer (Responsable du bonheur en entreprise).

Au début du XXe le suicide au travail n’existait pas. C‘est dans les  années ’90 que l’on commence à recenser les premiers cas rapportés par les médecins du travail : aux usines PSA Peugeot Citroën de Mulhouse, à la Poste, chez France Telecom, dans le corps médical, le taux de suicides des médecins étant aussi élevé aujourd'hui que celui des agriculteurs. L’entreprise est devenue un milieu pathogène et doit se questionner sur son fonctionnement. Pourquoi la prolifération de cabinets de RH en tout genre n’a-t-elle pas permis d’endiguer ni de diminuer la souffrance au travail ? (…) Les entreprises ont l’obligation d’évaluer les risques professionnels que comporte leur activité, à tous les niveaux. A la suite d’une directive européenne retranscrite dans une loi de 1991, ces évaluations ne portent plus seulement sur les risques physiques mais aussi sur les risques psychosociaux (RPS). Ainsi, chaque année, tous les employés doivent remplir un document unique, sorte de plan d’action ou de programme de prévention. Les rapports et les recommandations à l’intention de la direction de l’entreprise ne sont pas suivis : ils impliquent souvent de desserrer au minimum l’étau financier et d’investir dans l’organisation du travail, donc d’augmenter la masse salariale. Alors que la solution courante consiste à alléger la masse salariale.

 Il semble que plus le degré de responsabilité est important dans une entreprise, plus la dose d’autocensure vis-à-vis des supérieurs hiérarchiques est importante. En outre, la culture corporate ou clanique dans certains cas est tellement importante que la direction a tendance à ne pas privilégier les audits effectués en interne, par son propre service RH ou par les instances représentatives du personnel, comme le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Il est fondamental de traiter différemment la souffrance des salariés au travail.  Les salariés ne nient pas la nécessité de la rentabilité pour une entreprise, ne serait-ce que pour pérenniser les emplois. Mais il est important de souligner que « le travail doit s’adapter à l’homme » et non le contraire (quatrième principe de prévention des risques professionnels, article 4121-2 du Code du travail). Pourtant, l’humain n’est jamais prioritaire aujourd'hui, et il y a quelque chose d’inacceptable dans ce sentiment. Concernant le bien-être au travail, il n’aura droit de cité que si, et seulement si, il augmente la rentabilité. Du coup, le discours sur l’épanouissement au travail est quasi inaudible. Les experts du bien-être au travail, au-delà d’une conception de la psychologie extrêmement pauvre, vendent une méthode pseudo-scientifique prétendument infaillible : « je vais vous apprendre à inhiber vos automatismes ». Exemple: « Progresser sur nos compétences émotionnelles et relationnelles, c’est donc avant tout apprendre à repérer puis à inhiber nos automatismes.

L’émergence des solutions clés en main pour tenter de résoudre les souffrances professionnelles a des conséquences désastreuses pour les salariés et les managers. Tout se passe comme si le bien-être au travail est devenu une image de marque à laquelle s’identifier : jeunes cadres dynamiques, sereins, souriants, empathiques, résilients, prenant soin aussi bien des autres que de leur corps. Cette pseudo-sollicitude, organisée à coups de formation sur deux jours, crée un monde du travail illusoire. Comment peut-on être naïf de croire que celui qui n’est pas empathique va le devenir en 3 jours ?. Dans une entreprise, des formations sur le management bienveillant ou les relations bienveillantes n’ont pas eu l’effet escompté. Les salariés étaient dans un état d’irritation très avancé et ne pouvaient plus entendre le mot de « bienveillance . Tout cela leur semblait artificiel, dérisoire, inadapté, car les problèmes réels venaient d’une réorganisation totale de l’entreprise qui avait tout bouleversé.

Les dirigeants d’entreprises partent du principe que les risques psychosociaux viennent essentiellement d’un management qui ne serait pas adapté, alors que les problèmes de souffrance au travail ne viennent pas seulement de là. L’image fantasmée d’une entreprise « feel good » révèle également une peur bien concrète : celle du conflit. Il n’est plus possible d’être en désaccord, le consensus est la règle. Donc dictature de la bienveillance, exécration du conflit, volonté de réconcilier l’irréconciliable, solutionnisme primaire, perte de lucidité, le business de la souffrance au travail véhicule l’idée d’un miracle fait de petites solutions, de techniques pour gérer le stress et travailler sur soi. Comme s’il suffisait d’acquérir un peu de méthode. Vous êtes en colère ? Mettez-vous sur pause, apprenez à contenir vos sentiments, changez votre rapport à l’autre, forcez-vous à dire au moins un compliment par semaine à chacun de vos collaborateurs, mangez cinq fruits et légumes par jour et adonnez-vous à 5 minutes de yoga quotidien. La présence d’un félin réduit également le stress de 40%. Ces injonctions brouillent les pistes et peuvent avoir de très fâcheuses conséquences.

C’est en comprenant les enjeux des mécanismes qui les font souffrir que les individus seront mieux armés pour gagner en autonomie et pourront agir sur leur propre vie. Pour cela, il faudra leur donner un corpus intellectuel qui leur permette de penser leur travail et de choisir une position qui leur convienne d’avantage (par exemple, comment fonctionnent les mécanismes de domination personnelle, à la place du management fonctionnel). Il faudra également éviter de tomber dans les pièges du langage qui contrôle la pensée, ce langage où les mots perdent leur vrai sens et n’expriment plus la réalité : un plan de licenciement est un plan de sauvegarde de l’emploi, le travail devient flexible et non précaire, l’entreprise ne licencie pas mais elle optimise le personnel.

Selon l’auteur de ce livre, c’est aux pouvoirs publics qu’il devrait appartenir d’organiser, de structurer et de réguler les acteurs privés pour qu’ils ne constituent pas des collectifs toxiques » et d’imposer un cadre viable et protecteur du travail.

Le « toujours plus » peut devenir une sorte d’obsession qui s’empare des salariés eux-mêmes. On voit maintenant certains d’entre eux emporter leur ordinateur sur la plage ; personne ne leur demande de travailler pendant leurs congés, mais la compétition est si forte qu’il est dur d’y résister. Ne rien rater, surtout ne rien rater

Le temps et les symboles structurent la vie. Travailler le dimanche, la nuit, le jour, revient à travailler tout le temps. Les outils de communication (ordinateur en premier lieu) font que le travail n’est plus relié à un lieu ni à un temps déterminé, donc il est partout et tout le temps. Tout se mélange, se dilue et s’épuise dans nos cerveaux qui ne peuvent plus se reposer (…) Ce « travail total » tue  quelque chose d’indispensable : le rythme. Rien n’est rythmé puisque tout est potentiellement continu.

Voici quelques solutions proposées par l’auteure française :

  • Développer la coopération. Le manque ou l’absence de coopération en entreprise est un facteur grave voire toxique.
  • Supprimer l’évaluation individuelle. Des objectifs sont fixés chaque année pour chaque salarié, et entrent en contradiction avec l’esprit de coopération. L’évaluation individuelle, considérée plus objective au début, a eu pour résultat la destruction des solidarités, la mise en place des conduites déloyales et le comportement du type chacun pour soi. Il ne suffit pas de réussir, il faut que l’autre échoue… Les entretiens d’évaluation représentent davantage un outil de remise en question permanente qu’une aide réelle. Vous n’êtes plus sûr de vous, puisque vous êtes tout le temps jugé et jaugé, et qui plus est, sur des critères invérifiables. L’informatique a totalement modifié notre relation au travail, et notamment pour ce qui concerne cette évaluation au travail. L’ordinateur peut tout contrôler, tout chiffrer, tout mesurer -cette traçabilité est angoissante pour les salariés. L’entreprise peut déterminer l’origine de chaque action, de chaque mail, de chaque note». Comment faire confiance dans ces conditions? Il y a une crise de la parole, la parole d’un homme n’a plus de valeur. La confiance se mesure justement à cela : l’absence de nécessité d’une preuve. La mise en copie systématique devrait être interdite. L’utilisation de l’outil informatique doit être beaucoup plus encadrée, voire limitée.
  • Limiter l’optimisation à outrance. L’informatique est également à l’origine d’un autre problème récurrent dans l’entreprise : l’optimisation.
  • Retrouver des logiques de métier : le temps plus long de la qualité. Nous sommes passés de logiques de métier, de la profession apprise, du temps long de l’apprentissage des savoir-faire à une logique du gestionnaire : temps court, agilité, résultats rapides. Tout devient urgent, mais aussi superficiel, « à peu près réalisé », bâclé. Le temps long, le temps de l’approfondissement a disparu. L’entreprise se situe presque toujours dans un court terme. C’est ce raccourcissement du travail qui ne permet pas de réaliser son travail dans la profondeur.
  • Retrouver la qualité du travail. La surcharge de travail signifie faire toujours plus et plus vite, donc toujours plus mal. C’est dans la relation de soi à soi que le mal se fait plus aigu. Chacun de nous a besoin d’être fier de soi, de ce qu’il réalise. Le burn-out est un épuisement des ressources. La personne essaie, au bout de sa résistance, de garder une image positive d’elle-même. Elle s’épuise à essayer de faire un travail qu’elle estime correct et n’y parvient pas. Elle va au bout de ses forces car c’est l’image d’elle-même qui se détruit petit à petit, ce qu’elle aurait voulu faire, devenir professionnellement, ses désirs d’accomplissement. Il est très difficile de lâcher tout cela et d’admettre sa propre impuissance. Chacun de nous veut croire que c’est possible. Le présentéisme a deux raisons : travailler trop est un choix, la personne est  passionnée, elle adore ce qu’elle fait, y trouve un réel  accomplissement (alors, pas de problème, le salarié va bien) ;  travailler trop s’insinue dans la vie de l’individu qui veut bien faire. On voit des gens qui restent tous les soirs très tard à leur bureau et qui vont de plus en plus mal. Cela se conjugue avec le retrait social, un isolement, un comportement irritable. C’est alors de la responsabilité de la hiérarchie d’une part, de se préoccuper de la personne, en essayant d’identifier les raisons à l’origine de cet état de fait ; d’autre part, d’alerter sur l’organisation qui a permis cela. En général, il s’agit des choix stratégiques de l’entreprise, qui après avoir supprimé des effectifs, ne va pas réengager, et dans ce cas, le salarié se voit obligé d’accepter les conditions. On va alors proposer au salarié épuisé un stage de gestion du temps ou d’organisation optimum de son travail, ou d’aller consulter le psy de l’entreprise. Le problème ne sera donc le travail mais la personne : déplacement du sujet, évitement du problème.
  • Le management comme soutien et non comme contrôle.
  • Remplacer le positif par le réel. Plus on exige des salariés d’être positifs, plus le négatif a gagné du terrain. Pourquoi ce culte de l’optimisme à tout prix ? (...) La réalité n’est ni positive ni négative. En revanche, c’est à partir d’elle que l’on peut changer quelque chose, pas à partir du mensonge.
  • Légiférer sur les ruptures conventionnelles. Les solutions de rupture conventionnelle possèdent systématiquement une clause « indispensable » : la clause de confidentialité. L’entreprise paye, mais la personne doit se taire, elle s’engage à ne pas poursuivre l’entreprise par la suite. Quand vous vivez un burn-out, vous signez n’importe quoi, vous êtes tellement content que cela s’arrête ! La peur domine et recouvre tout. L’Etat pourrait interdire ces clauses et retrouver son pouvoir, celui d’être garant de l’application des lois. Soit la personne a subi des dommages, et si c’est un délit, il s’agit de sanctionner l’entreprise, donc pas besoin de clause, soit elle n’a rien fait et il n’y en pas besoin.

Ce livre se concentre sur l’épuisement au travail causé par la surcharge (le burn-out), mais il existe aussi l’épuisement par ennui au travail (le bore-out), qui peut entraîner la mort. Depuis quelques années, les scientifiques se penchent sur ce syndrome occidental qui consiste à ne plus avoir assez de travail pour occuper les salariés, même les plus talentueux, et sur les conséquences que cela peut entraîner dans la personnalité. (note Cefro ICI

Commentaires

Coucou Carmen,

Comme certains passages de ce long et fouillé article correspondent à ce qu'a vécu Roger.
Notamment, le paragraphe "Retrouver la qualité du travail".
"...chacun de nous a besoin d'être fier de soi, de ce qu'il réalise...La personne s'épuise à faire un travail correct et n'y parvient pas...Elle va au bout de ses forces...c'est l'image d'elle même qui se détruit...Il est difficile d'admettre sa propre impuissance."
Je t'embrasse.

Écrit par : Marie Claude | 01/06/2019

Merci, Marie-Claude. En effet, trop de personnes ressentent cela, mais je me suis souvenue de ce qu'avait vécu Roger. Je t'embrasse.

Écrit par : Carmen | 02/06/2019

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