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14/06/2016

Tomber amoureux, une révolution

émotions collectives,sentiments,psycho-sociologie

Extraits de Francesco Alberoni, Le choc amoureux.  Recherches sur l’état naissant de l’amour 

Qu’est-ce que tomber amoureux ? C’est l’état naissant d’un mouvement collectif à deux. (…) Tomber amoureux n’est ni un phénomène quotidien, ni une sublimation de la sexualité, ni un caprice de l’imagination. Ce n’est pas non plus un phénomène sui generis, ineffable, divin ou diabolique. Ce phénomène peut cependant se classer dans une catégorie déjà connue, celle des mouvements collectifs. Mais il s’en distingue par une originalité particulière et spécifique (…) Entre les grands mouvements collectifs de l’histoire et le fait de tomber amoureux il y a cependant une parenté très proche ; la nature des forces qui se libèrent et qui agissent sont du même type ; de nombreuses expériences, la solidarité, la joie de vivre, le renouveau, sont analogues.


Mais il existe une différence fondamentale entre eux : les grands mouvements collectifs impliquent un très grands nombre de personnes et restent ouverts à d’autres individus. Tomber amoureux, au contraire, tout en étant un mouvement collectif, ne concerne que deux êtres seulement ; quelle que soit la valeur universelle qui puisse s’en dégager, son horizon d’appartenance est strictement lié au fait d’être complet, achevé, avec deux personnes et deux seulement. C’est là sa spécificité, sa singularité, ce qui lui confère certains caractères uniques. (…) Dans l’histoire, dans la vie sociale, existent des phénomènes particuliers -les mouvements collectifs- dans lesquels les rapports entre les individus changent substantiellement, radicalement, et où la qualité de la vie et de l’expérience se transfigure. C’est dans ces moments que naissent les religions, l’islam, le christianisme, la réforme, mais aussi les sectes, les hérésies, les mouvements syndicaux ou étudiants. C’est dans ces moments, enfin, que surgit un nous collectif nouveau, composé uniquement de deux personnes unies par l’amour. Dans une structure sociale déjà existante, le mouvement sépare ce qui était uni et unit ce qui était séparé pour créer un sujet collectif nouveau, un nous qui, dans le cas de la passion amoureuse, se constitue dans le couple de l’aimant/aimé. Les forces qui agissent dans les deux cas ont la même violence et la même détermination. (…) Il n’existe pas de mouvement collectif qui ne parle d’une différence, il n’existe pas de passion amoureuse sans la transgression d’un interdit. (…) Dans toutes les périodes historiques qui précèdent un mouvement collectif, dans toutes les histoires personnelles qui précèdent un amour, il y a toujours une longue élaboration due à une lente mutation, à une lente dégradation des rapports avec ce que l’on aimait. Pendant cette périodes, les deux vieux mécanismes, celui de la dépression et celui de la persécution, continuent à fonctionner : nous protégeons notre idéal de toutes nos forces, en refoulant le problème. La conséquence c’est que le mouvement collectif (l’amour à l’état naissant) frappe toujours à l’improviste. (…)

L’amour naissant est un processus où l’autre personne, celle que nous avons rencontrée et qui nous a répondu, s’impose à nous comme l’objet total du désir. Cela nous oblige à tout réorganiser, tout repenser, et, en premier lieu, notre passé. C’est en effet un renouveau. L’amour naissant (celui de la passion ou des autres mouvements collectifs) possède la propriété extraordinaire de reconstruire le passé. Dans la vie quotidienne, nous n’avons pas cette possibilité. Notre passé existe avec ses déceptions, ses regrets, ses amertumes. Lorsque le souvenir nous renvoie au passé, nous essayons de soigner des blessures restées ouvertes. (…) Notre passé pèse sur notre conscience. Nous nous en défendons par l’oubli, la distraction, le refoulement qui l’enfouit dans l’inconscient. Mais, comme le disait Freud, l’inconscient est immortel. (…) Ceux qui tombent amoureux (et souvent tous les deux en même temps) revivent leur passé et s’aperçoivent que les événements qui le composent se sont produits d’une certaine manière, car à un moment donné, ils ont effectué des choix, des choix qu’ils ont voulus et dont ils ne veulent plus aujourd’hui. On ne cache pas, on ne nie plus son passé, mais on le dévalorise. (…) Le passé devient préhistoire et la vraie histoire commence alors. C’est ainsi que le ressentiment, la rancune, le désir de vengeance s’apaisent ; on ne peut haïr ce qui est dépourvu de valeur, ce qui ne compte pas.(…) L’amour naissant, quand tout va bien, débouche sur l’amour ; le mouvement collectif quand tout réussit, engendre une institution. (…) Tomber amoureux ne correspond pas au désir d’aimer une personne belle ou intéressante ; mais à celui de reconstruire la société, de voir le monde d’un œil nouveau. (…) Celui qui désire tomber amoureux pour enrichir son existence, pour y ajouter quelque chose de merveilleux, ne peut tomber amoureux. Seul, celui qui est en train de perdre sa vie s’approche du seuil qui sépare le réel du contingent. Cela vaut pour tout état naissant ; donc pour tout mouvement collectif. Pendant cette période, la réponse peut aussi ne pas provenir d’une autre personne, c’est-à-dire que le sujet peut ne pas déboucher dans l’amour. S’il est préparé à changer d’état et s’il se trouve dans un système social où un mouvement collectif est en train d’exploser, il se reconnaîtra dans celui-ci. Il ne tombera pas amoureux d’une personne, mais il entrera dans l’état naissant d’un groupe. Donc, il est impossible de tomber volontairement amoureux même si on le désire intensément. Mais, si on le souhaite, peut-on rendre quelqu’un amoureux de soi ? Oui. Cela est possible car il y a toujours quelqu’un prêt à tomber amoureux, prêt à se jeter dans une nouvelle vie pour le meilleur et pour le pire. (…) L’amour naissant le plus intense est celui qui met en jeu le maximum d’existence, de richesse, de responsabilité, de vie. L’amour est une révolution : plus l’ordre des choses est complexe, articulé et riche, plus terrible en est le bouleversement, plus dangereux et risqué le processus. (…)

Qui alors répand l’idée selon laquelle l’amour serait un mouvement égoïste et fermé ? L’institution politique, idéologique ou religieuse qui prétend exercer un contrôle total sur les individus. De nombreux groupes et institutions, nés des mouvements, demandent à chaque individu un dévouement total au groupe. Il suffit de penser aux ordres monastiques catholiques. Au début, plusieurs d’entre eux sont nés de mouvements constitués soit par des hommes soit par des femmes. Par la suite, en devenant un ordre -c’est-à-dire une institution- ils séparent les hommes et les femmes et ils établissent un régime d’obéissance absolue à l’égard des supérieurs. Il en est de même dans les groupes révolutionnaires ou politiques où l’on instaure une discipline de fer. Pour ces groupes exclusifs, qui exigent le dévouement absolu et l’obéissance totale de chaque individu, le couple représente une entrave, une limitation, une restriction du pouvoir total du groupe. Le groupe totalitaire se sent lésé par la résistance de ces individus singuliers qui conservent une aire inaccessible à son pouvoir. Cette aire, soustraite au pouvoir totalitaire du groupe, s’appelle la vie privée. Du point de vue du groupe, cette limite, cette privation, ce privé représentent une limitation, une perte. Voilà pourquoi le groupe le combat et le déclare égoïste, indigne. Telle est l’origine du jugement négatif que beaucoup de marxistes portent sur l’amour. Ils parachèvent l’opération idéologique en établissant une relation entre ce privé (comme dé-privation du groupe) et la propriété privée, c’est-à-dire la propriété soustraite au monopole politique de l’Etat ou du parti. (…) Plus le système idéologique, religieux ou politique est totalitaire, plus il manifeste de l’hostilité envers ceux qui veulent se soustraire à son pouvoir. Il est donc hostile au couple amoureux, car il constitue la plus petite unité sociale capable de lui lancer un défi. 

 

 

 
 

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