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01/06/2022

Paradoxes de philosophes (2)

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(Photo-Cannes, Mai 2022)

Dans cette note, la suite des paradoxes sélectionnés (voir précédemment Paradoxes de philosophes, pour les références également). Découvrons avec Kant que l’hypocrisie est non seulement une nécessité sociale, mais a aussi une signification morale. Découvrons avec Weber qu’en voulant le bien on obtient le mal. Découvrons avec Nietzsche qu’une petite mémoire est puissante, car l’oubli dégage de nouveaux horizons. Découvrons avec Bergson pourquoi le langage est inapte à exprimer la subtilité d’une idée, la coloration précise d’un sentiment ou même la réalité objective. Découvrons avec Watzlawick que le problème c'est la solution. Découvrons avec Descartes que la générosité est une question d’ego. Découvrons avec Merleau-Ponty que les apparences ne sont jamais trompeuses car elles révèlent une partie de la réalité qui reste vraie, bien que fragmentée. Découvrons avec Leibniz que le pire est le meilleur, car pour toute chose qui existe, il y a une raison qui suffit à expliquer pourquoi elle existe ainsi et pas autrement, mais notre raison de créature limitée ne nous permet pas de saisir cette « raison suffisante. »    


Découvrez avec Kant les vertus de l’hypocrisie. En lisant le chapitre consacré à Emmanuel Kant (1724-1804), je n’ai pu m’empêcher de me rappeler que le philosophe n’avait jamais franchi les frontières de sa ville (Königsberg, en Prusse, aujourd'hui Kaliningrad, en Russie). Ce qui est assez fascinant. Le poète Heinrich Heine disait que le récit de la vie de Kant était facile à faire : il n'y avait ni vie, ni récit. Mais on sait que le philosophe était attentif aux mouvements du monde, il recevait de nombreux amis à dîner, et il déjeunait chaque jour avec un inconnu. Ses derniers mots (à 79 ans) auraient été « Es ist gut » (« C’est bien » ou « c’est suffisant »). Dans son raisonnement sur l’hypocrisie (dans Anthropologie du point de vue pragmatique) Kant part de l’étymologie du mot hypocrisie, en grec ancien « acteur ». Vivre en société suppose de jouer le jeu, et « les hommes en général sont d’autant plus comédiens qu’ils sont plus civilisés ». Personne n’est dupe, d’ailleurs. Une flatterie doit se prendre pour ce qu’elle est, une manière de paraître aimable, et non une vérité. Faire le procès de l’hypocrisie, ce serait comme considérer que les spectateurs d’une pièce ne savent pas qu’ils sont au théâtre. A quoi ressemblerait une société composée d’individus à la franchise absolue, dont chaque pensée serait immédiatement traduite en parole ? L’hypocrisie n’est pas seulement une nécessité sociale, nous dit Kant, mais elle a une signification morale. Selon le rigorisme moral du philosophe, il y a les actes faits « conformément au devoir » (simple apparence de moralité) et les actes faits « par devoir » (véritable détermination de l’intention par la volonté bonne). Dans le domaine de la moralité, le jeu des apparences ne semble rien valoir. Néanmoins, de la contrainte (extérieure) émerge l’obligation (intérieure). La vertu n’est pas innée, elle s’acquiert. Il faut pour cela toute la force de l’habitude, de la répétition dans le temps qui devient « une seconde nature » : imiter le respect encore et encore pour finir par respecter un jour pour de vrai. En faisant apprendre par cœur les bonnes manières, la politesse finit par donner du cœur. Alors, sous le masque hypocrite de la politesse se révèle la personne (mot qui désigne en latin le « masque » et la « personne ».

Découvrez avec Weber qu’à vouloir le bien, on obtient le mal. Une action peut avoir des effets imprévus et non voulus par les intentions premières. C’est l’idée que Max Weber (1864-1920), le plus philosophe des sociologues, a conceptualisé sous l’expression de « paradoxe des conséquences », pour la première fois dans son ouvrage « L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme ». L’intention pure, naïve, entière, quand elle se heurte au réel complexe, confus, ambigu, lieu de projection d’innombrables autres valeurs, peut muter en une sorte de monstre, à cause des  effets pervers, car entre la valeur et la réalité, il y a toute la distance qui sépare ce qui doit être de ce qui est, car il n’existe aucune harmonie préétablie. A vouloir le bien, on fait souvent le mal. Weber distingue entre deux attitudes morales : l’éthique de conviction, qui enjoint à ne jamais transiger avec ses principes et qui considère que cette droiture exonère de toute responsabilité à l’égard de conséquences perverses ; l’éthique de responsabilité, qui demande de prendre en compte les différents éléments d’une situation pour rectifier l’idéal en fonction du réel et exige d’assumer les conséquences de ses actes, quelles qu’elles soient. C’est d’ailleurs cette dernière éthique que l’homme politique doit privilégier, puisque la politique est une affaire de compromis entre les principes et les conséquences. Mais il ne faut pas franchir la limite qui sépare le compromis de la compromission.

Découvrez avec Nietzsche la puissance d’une toute petite mémoire. A trop valoriser la mémoire, on en oublie son côté mortifère : elle ne fait qu’enraciner, elle enterre, elle ne fait pas que donner des repères, elle peuple nos vies de fantômes et leur donne ainsi le goût de la mort, de la culpabilité et des arrière-mondes. L’oubli a la caractéristique de dégager de nouveaux horizons, de permettre d’écrire de nouvelles histoires. L’oubli est un non qui ouvre à une multitude de oui, car la négation des souvenirs invite à l’action et à l’affirmation de soi. Loin d’être une facilité et une paresse de l’esprit, oublier exige du courage et de la discipline. Du courage, car il s’agit pour un individu, un peuple, une civilisation, de rompre avec les cadres rassurants de la tradition et de prendre le risque d’inventer audacieusement ses propres valeurs. De la discipline aussi, car l’oubli doit être valorisé pour ce qu’il permet : une création authentique, laquelle exige une discipline de fer, une ascèse extrême.

« Il est donc possible de vivre sans presque se souvenir, de vivre même heureux, à l’exemple de l’animal, mais il est absolument impossible de vivre sans oublier. […] Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation. » (Friedrich Nietzsche, Secondes Considérations intempestives, Flammarion, coll.GF, 1998)

Découvrez avec Bergson que le langage ne dit pas tout. Le langage est inapte à exprimer la subtilité d’une idée, la coloration précise d’un sentiment ou même la réalité objective. Henri Bergson (1859-1941), prix Nobel de littérature en 1927, dit que l’intuition philosophique qu’il a exposée dans des dizaines d’ouvrages ne pourra jamais être exactement saisie par son lecteur. Le langage est extrêmement efficace pour communiquer, mais pour cela il simplifie notre rapport au réel. Le langage désigne, mais il réduit aussi. En parlant, nous ne faisons la plupart du temps que caricaturer le réel. Nous reconnaissons, nous identifions, nous classons. Mais nous ne prêtons aucune attention à la chose dans son individualité, dans ce qu’elle a de plus distinctif. Nous passons donc à côté des aspects singuliers du réel, sur lesquels nous collons des étiquettes : les mots. De cela résulte notre difficulté à traduire parfois certains sentiments ou idées singuliers, subjectifs ou atypiques. Ce que révèle cet aspect du langage, c’est que notre perception du monde est avant tout conventionnelle et utilitaire. Nous percevons pour agir, par nécessité vitale et sociale, et c’est la finalité de notre langage quotidien. Pourtant, il existe une autre manière de percevoir le réel, c’est la sensibilité artistique. L’artiste est un homme « qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue et sans voiles ».

« Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. » (Henri Bergson, Le Rire, PUF, coll. »Quadrige », 2002)

Découvrez avec Watzlawick que « le problème, c’est la solution ». Paul Watzlawick (1921-2007) est l’un des fondateurs de l’école de Palo Alto, courant de psychologie qui, en réaction aux méthodes psychanalytiques classiques, renverse les perspectives pour proposer les thérapies brèves. Pour réellement changer les choses, explique Watlawick, il ne faut pas choisir la solution qui prend le contre-pied du problème. Cela peut sembler logique de vouloir modifier quelque chose en faisant le contraire, le problème est que plus ça change, moins ça change. Il faut changer sa manière de penser le changement. Cela ne peut s’effectuer qu’en apprenant à « sortir du cadre ». Pour ne pas s’enliser davantage dans nos difficultés, il faut réussir à produire des règles qui permettent de changer les règles du jeu, de la même manière que pour aller plus vite en voiture, il ne suffit pas d’appuyer davantage sur l’accélérateur, il faut encore penser à changer de vitesse. Ce sont des solutions qui fonctionnent. Si vous faites des insomnies, il ne faut pas vouloir dormir, mais faire autre chose, sortir, marcher, lire, finir un travail, c’est-à-dire rester éveillé pour finir par s’endormir sans y avoir même pensé. Ou, la peur de parler en public. « L’orateur croit par-dessus tout que son trac ne se voie et ne le paralyse devant son auditoire. Pour résoudre son problème, il va donc faire porter ses efforts sur la maîtrise de soi et la dissimulation : il essaie de « se ressaisir », de cacher ses mains qui tremblent, de raffermir sa voix, de paraître décontracté, etc. Plus il a le trac, plus il fait d’efforts, et plus il fait d’efforts, plus il a le trac…[…] la « solution » : on demandera à l’orateur de commencer son discours en déclarant en public qu’il se sent très énervé et que le trac risque d’être plus fort que lui. Prescrire une telle conduite revient à renverser complètement la solution essayée jusque-là ; plutôt que de dissimuler son symptôme, le sujet va l’annoncer. » (Paul Watzlawick, Changements, Seuil, col. »Points essais », 1981)

Découvrez avec Descartes que la générosité est une question d’ego. Pour René Descartes (1596-1650), le « je » est le fondement de toute la quête philosophique de la vérité. « Je pense, donc je suis »,  c’est la formule qui fait de l’existence du « je » la seule certitude inébranlable à laquelle peut se raccrocher un individu qui doute de tout. Il existe une certitude : chaque fois que je pense, je pense. La générosité, clé de voûte de toutes les vertus, est une question d’ego, « de bonne opinion qu’on a de soi-même ». Le mot généreux signifie, étymologiquement « de bonne race, de noble souche » (lat. generosus). La générosité est ainsi, à l’origine, une qualité que garantit une naissance privilégiée, et ainsi, l’assurance d’un statut qui éloigne de toute occupation servile et de toute dépendance à l’égard d’autrui : le généreux est un homme libre et autonome. Pour Descartes, la générosité n’est plus cette prestigieuse ascendance, mais elle est la vertu de celui qui a pleinement conscience de sa liberté. Il ne faut pas avoir donc quelque chose à donner aux autres pour faire preuve de générosité, il faut être soi-même un homme libre. Car ce libre accomplissement de soi est en même temps ouverture aux autres. L’enjeu moral est de bien user de sa liberté. Ceux qui font preuve de générosité « n’estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser son propre intérêt pour ce sujet ». C’est en se préoccupant de soi qu’on s’occupe au mieux des autres.

Découvrez avec Merleau-Ponty que les apparences ne sont jamais trompeuses. Selon la tradition philosophique, nous n’accédons aux choses que par des idées et par notre propre raison. La phénoménologie, courant de pensée initié par Edmund Husserl (1859-1938) en Allemagne, est l’étude (logos) de ce qui apparaît (phainomenon). Pour la phénoménologie, l’enjeu n’est pas d’établir des faits, mais d’exprimer la façon dont ces faits sont perçus par le sujet humain. Ce qui suppose de mettre entre parenthèses tout ce que l’on sait, aussi bien  les croyances subjectives qu’objectives. Husserl appelle cette méthode réduction phénoménologique ou suspension du jugement. Ce qui est faux pour l’entendement peut être vrai sous d’autres aspects : perceptif, symbolique, esthétique, etc. En France, la phénoménologie est représentée par Maurice Merleau-Ponty (1908-1961). La vérité que les apparences nous révèlent, c’est que nous n’avons jamais affaire qu’à des apparences, et que chacune d’entre elles révèle un aspect du monde qui reste vrai, malgré qu’il soit fragmenté. Les perceptions ne prennent leur sens qu’entre elles, comme les mots ne composent un texte qu’assemblés. Mais il ne faut jamais oublier que percevoir est le fait d’une conscience et que cette dernière a un corps, ou plus exactement est un corps. Et c’est pourquoi, la réalité nous oblige à accorder à toutes les perceptions l’indice de réalité, de reconnaître en elles toutes des variantes du même monde, de les considérer comme toutes vraies, non comme des échecs répétés dans la détermination du monde, mais comme des approches progressives. (Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1979)

Découvrez avec Leibniz que le pire est le meilleur. L’ouvrage le plus célèbre de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), Essais de théodicée,  explique son système philosophique construit pour défendre Dieu (theo) et lui rendre justice (dikè). L’existence du mal sur terre incline à penser soit que Dieu est un être imparfait qui a raté sa création, soit qu’il est une chimère (selon la formule de Stendhal : « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas »). Leibniz range le mal sous trois catégories : « le mal métaphysique », qui consiste dans l’imperfection de ce qui est, « le mal physique » - maladies, souffrance, mort-, « le mal moral » -les vicieux, les méchants, les pervers… La réponse de Leibniz repose sur le « principe de la raison suffisante » : pour toute chose qui existe, il y a une raison qui suffit à expliquer pourquoi elle existe ainsi et pas autrement. Mais notre cerveau de créature est limité et nous ne parvenons pas à toujours saisir cette « raison suffisante ». Leibniz se propose de chercher ce point de vue (qui est celui du Créateur) par le truchement de la réflexion. Tout ne peut être parfait dans le monde pour trois raisons. D'abord, « la limitation originelle des créatures », qui « est de leur essence ». Ensuite, parce que le mal peut être un moyen pour de plus grands biens (la douleur permet de réagir, l’ignorance apporte la joie d’apprendre, les mauvaises actions des hommes révèlent en eux la merveilleuse qualité qu’est la liberté). Enfin, parce que les imperfections de détail rehaussent la beauté du Tout, comme les ombres rehaussent l’éclat d’un tableau. Le pire est toujours à interpréter comme le meilleur.

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