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La littérature, toujours...

Archives, littérature

(Photo- A Villefranche-sur-mer)

 

C'est le mois des vacances, voici donc deux notes des Archives comme plaidoyer pour la littérature et son rôle si complexe dans notre vie. « L’imaginaire se loge entre les livres et la lampe. (…) Pour rêver, il ne faut pas fermer les yeux, il faut lire. » (Michel Foucault)  

La fiction comme thérapie 

Le biais littéraire

 

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01/08/2023 | Lien permanent

La littérature, toujours...(II)

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(Photo- Poinsettia Noël 2023)

Bonne Année 2024!

 

Commençons l'année avec quelques beaux textes de Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, une superbe méditation sur la création, la solitude, l’amour, l’accomplissement de l’être. L’auteur n’avait que vingt-sept ans, et, en ce début du XIX e, contemporain de Nietzsche et de Lou Andreas-Salomé, il se cherche, en réfléchissant à des questions qui resteront cruciales jusqu'à la fin de sa vie. Relus 120 ans après, à l’ère des neurosciences cognitives et de la gestion des émotions, ces textes nous rappellent que « vivre, c’est se métamorphoser », ou que « les relations humaines, qui sont un concentré de vie, sont ce qu’il y a de plus instable », car « elles montent et descendent minute par minute », et que « dans le contact entre ceux qui s’aiment pas un instant ne ressemble à un autre ». Et aussi qu’il n’y a pratiquement « rien de plus difficile que de s’aimer soi-même. C’est là un travail, un labeur quotidien. »

Paris, le 17 février, 1903

Cher Monsieur,

(…) Vous demandez si vos vers sont bons. Vous me le demandez, à moi. Vous l’avez auparavant demandé à d’autres. Vous les envoyez à des revues. Vous les comparez à d’autres poèmes, et vous êtes agité quand certaines rédactions refusent vos tentatives. Eh bien – puisque vous m’avez autorisé à vous donner des conseils – je vous prie de laisser tout cela. [« tout cela » : Rilke veut dire seulement « la critique » -et non les tentatives poétiques elles-mêmes.]. Vous regardez vers l’extérieur, et c’est justement cela, plus que tout au monde, qu’il vous faudrait éviter en ce moment. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’y a qu’un moyen, un seul. Rentrez en vous-même. Explorez le fond qui vous enjoint d’écrire; vérifiez s’il étend ses racines jusqu'à l’endroit le plus profond de votre cœur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d’écrire, il vous faudrait mourir. C’est cela avant tout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : suis-je contraint d’écrire ? Creusez en vous-même jusqu'à trouver une réponse profonde. Et si elle devait être positive, s’il vous est permis de faire face à cette question sérieuse par un simple et fort « J’y suis contraint », alors, construisez votre vie en fonction de cette nécessité; votre vie doit être, jusqu'en son heure la plus indifférente et la plus infime, signe et témoignage de cet irrépressible besoin. Puis approchez-vous de la nature. Puis tentez, comme si vous étiez le premier homme, de dire ce que vous aimez et ce que vous perdez. N’écrivez pas de poèmes d’amour; fuyez pour commencer les formes qui sont trop courantes, trop ordinaires (…) Aussi, réfugiez-vous, loin des motifs généraux, auprès de ceux que vous offre votre propre quotidien ; peignez vos tristesses et vos désirs, les pensées fugitives et la foi en quelque beauté – peignez tout cela avec une ardente, silencieuse, humble sincérité, et servez-vous, pour vous exprimer, de choses qui vous entourent, des images de vos rêves et des objets de votre souvenir. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas; accusez-vous vous-même, dites-vous que vous n’êtes pas assez poète pour en évoquer les richesses; car pour celui qui crée, il n’y a pas de pauvreté, ni de lieu pauvre, indifférent. Et quand vous seriez vous-même dans une prison dont les murs ne laisseraient parvenir jusqu'à vos sens aucun des bruits du monde, - n’auriez-vous pas encore votre enfance, cette richesse précieuse, royale, cette chambre forte des souvenirs ? C’est vers elle qu’il vous faut tourner votre attention. Essayez de faire remonter les sensations enfouies de ce vaste passé; votre personnalité s’affermira, votre solitude s’agrandira pour devenir une demeure plongée dans la pénombre, d’où l’on entend passer au loin le bruit que font les autres. – Et si ce mouvement vers l’intérieur, cette plongée dans votre propre monde donne naissance à des vers, alors vous ne songerez pas à demander à qui que ce soit si ce sont de bons vers. (…) Une œuvre d’art est bonne quand elle est issue de la nécessité. (…)

Borgeby gard, Flädie, Suède, le 12 août 1904

Je voudrais à nouveau vous parler un moment, cher monsieur Kappus, bien que je ne puisse pratiquement rien dire qui vous soit de quelque secours, et fort peu de choses qui vous soient utiles. (…) S’il nous était possible de voir au-delà des limites de notre savoir, et même un peu plus loin que les avant-postes de notre pressentiment, peut-être supporterions-nous nos tristesses avec plus de confiance que nos joies. Car elles sont les instants où quelque chose de nouveau entre en nous, quelque chose d’inconnu; nos sentiments, craintifs et mal à l’aise, sont tout à coup muets, tout en nous recule, il se fait un silence, et le Nouveau, que personne ne connaît, se tient au beau milieu, et il se tait.

Je crois que toutes nos tristesses sont des moments de tension que nous ressentons comme une paralysie parce que nous n’entendons plus vivre nos sentiments frappés de stupeur par cet étranger. Parce que nous sommes seuls avec l’étranger qui est entré en nous; parce que tout ce qui nous est familier, habituel, nous est pour un instant enlevé; parce que nous sommes au beau milieu d’un gué où ne nous pouvons faire halte. C’est pourquoi la tristesse passe aussi; le Nouveau en nous, ce qui est venu nous rejoindre, est entré dans notre cœur, a pénétré dans sa chambre la plus intérieure et n’y est du reste déjà plus – il est déjà dans notre sang. Et nous n’avons pas eu le temps de savoir de quoi il s’agissait. On n’aurait aucune peine à nous faire croire qu’il ne s’est rien passé, et pourtant nous nous sommes métamorphosés, comme une maison se métamorphose lorsqu’un hôte y a pénétré. Nous ne pouvons pas dire qui est venu, nous ne le saurons peut-être jamais, mais bien des signes laissent penser que c’est ainsi que l’avenir entre en nous, pour se métamorphoser en nous bien avant de se produire.

Voilà pourquoi il est si important d’être solitaire et attentif quand on est triste; l’instant apparemment fixe, non perçu comme un événement, où notre avenir pénètre en nous est infiniment plus proche de la vie que cet autre moment, bruyant et fortuit, où il survient pour nous comme de l’extérieur. Plus nous sommes calmes, patients et ouverts lorsque nous sommes tristes, plus le Nouveau entre en nous profondément, directement, mieux nous en faisons l’acquisition, plus il sera un destin vraiment nôtre ; et lorsqu'un jour, plus tard, il « s’accomplira » (c’est-à-dire sortira de nous pour aller vers les autres), nous sentirons à son égard la parenté et la proximité les plus intimes. Et cela est nécessaire. (…)

Nous sommes placés dans la vie comme dans l’élément qui nous correspond le mieux (…) Nous n’avons aucune raison d’avoir de la méfiance envers le monde qui est le nôtre, car il n’est pas contre nous. S’il contient des terreurs, ces terreurs sont les nôtres, des abîmes, ces abîmes nous appartiennent, s’il présente des dangers, nous devons essayer de les aimer. (…)

 

Références:

RILKE, Lettres à un jeune poète et autres lettres, GF Flammarion, Paris, 1994

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01/01/2024 | Lien permanent

Lisez Shakespeare..

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"Si vous voulez savoir ce qu'est l'hystéro-neurasthénie, par exemple, ne lisez pas un traité de psychiatrie; lisez Hamlet. Si vous voulez savoir ce qu'est la démence terminale ne lisez pas un traité de psychiatrie; lisez Le Roi Lear " -écrit Fernando Pessoa. Il est incontestable que la littérature reste le meilleur moyen de comprendre les comportements humains, les émotions, les sentiments. Pessoa a entretenu un rapport affectif avec le genre policier, qui est souvent considéré comme un genre paralittéraire, mineur, ou "populaire". Il était persuadé que "l'un des  rares divertissements intellectuels qui restent encore à ce qui demeure d'intellectuel dans l'humanité est la lecture de romans policiers", et pendant des décennies, il a écrit des textes inédits, "un par mois" jusqu'à sa mort. Son personnage, Quaresma, est aussi bien un maître de la déduction qu'un connaisseur du fonctionnement de l'âme humaine. Voici l'explication qu'il donne du suicide vu comme un acte de panique :  

"Le suicide est, essentiellement, un acte antinaturel, car c'est une opposition directe de l'individu au plus fondamental de tous les instincts, qui est celui de la conservation de la vie. Par ailleurs le suicide est contradictoire. Le but de celui qui se suicide est de supprimer quelque chose d'inclus dans sa vie, qui l'effraie ou l'opprime. C'est pour cela qu'il supprime sa propre vie. L'instinct consistant à supprimer une chose qui opprime ou effraie est une pulsion naturelle, qui procède de l'instinct de conservation lui-même, qui rejette naturellement ce qui effraie ou opprime, comme tout ce qui est douloureux et désagréable, parce qu'il diminue cette vie que l'on veut conserver. 
Mais, en voulant supprimer cet effroi ou cette oppression, celui qui veut se suicider s'égare, son instinct est perturbé, il se contredit; et il finit par s'attaquer à cette vie même pour la défense de laquelle il a voulu supprimer l'effroi ou l'oppression. Ainsi le suicide est, clairement, un acte de panique; sa nature s'adapte à la nature de cette forme aiguë, insensée et paradoxale de la peur. La peur est donnée à l'animal pour se défendre du danger, ou en le fuyant, ou en l'affrontant avec violence -la violence née de la peur elle-même. Dans la panique, pourtant, soit l'animal demeure pétrifié et tremblant, si bien qu'il ne peut ni fuir ni se défendre, soit il fuit éperdument -dans n'importe quelle direction, et cela peut être pire que l'origine du danger, vers l'origine du danger, parfois -et ainsi il contredit l'instinct même de fuite, et partant de peur, qui consiste à rechercher la sécurité ou le salut. Chez l'individu humain, la panique peut être motivée par deux choses: par prédisposition naturelle, c'est-à-dire une disposition naturelle à la peur extrême, autrement dit la lâcheté, qui de par sa nature convertit un petit danger ou un petit risque en un motif de panique; ou par l'incidence extrême d'un danger réel, d'un risque véritable, sous l'influence duquel l'individu, quoique normalement courageux -ou même, en fonction du fait extérieur, anormalement -, se réfugie temporairement dans la lâcheté".
 
(Extraits de Fernando Pessoa, "Quaresma, déchiffreur", "L'Affaire Vargas" , édition portugaise 2008, édition française 2010) 

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29/05/2014 | Lien permanent

Parole et symbole

désir,parole,symbole,littérature,rhétorique,thèseC'est la qualité et la force du désir de s'ancrer dans le réel qui inscrit l'homme dans l'existence, et ce désir ne peut être que passionnel, et donc conflictuel. La conscience, une fois qu'elle se voit absorbée par ses passions, réalise tout ce qui la met à distance d'elle-même et la déchire. C'est alors qu'elle s'efforce de retrouver son unité, sa fusion avec elle-même, par la victoire sur ses passions ou par l'acceptation réfléchie de ce qui la conduira au bien. On rend les passions rationnelles en parlant d'elles, en leur faisant une place dans le discours, car l'homme est un être de désir, mais il est aussi un être de parole; entre l'ordre de l'Etre et l'ordre du Logos, l'ordre du Symbole sert de médiateur qui philtre. Le paradoxe heureux des passions, c'est qu'elles expriment une rationalité sous-jacente à nos aveuglements et à nos dérèglements, elles forment raison derrière le chaos des apparences. C'est par rapport à cette raison que les réponses diffèrent: ce qui nous semble sûr est qu'elle est d'ordre éthique, car autrement l'Histoire serait impossible. Le discours sur les passions en livre la raison, les abolissant et les préservant. Les passions racontées deviennent ainsi l'objet de l'esthétique et nous avons besoin d'y recourir car cela nous permet de durer, nous donne des raisons de vivre et restaure le courage.
 
 "La littérature, dont les principes organisateurs sont le mythe-c'est-à-dire l'histoire ou le récit- et la métaphore -c'est-à-dire le langage figuré et les images -est un monde libéré, le monde du libre épanouissement de l'esprit" (Northrop Frye, A Double Vision). La littérature se réapproprie les principes structurants de la mythologie, définie comme modèle culturel exprimant la manière dont l'homme peut réformer la civilisation dans laquelle il vit. La dialectique mythologique se résume à une oscillation entre ce que l'homme vit dans son monde,
et ce qu'il rêve de vivre ailleurs, et c'est cette dialectique qui fonde les principaux modèles de l'imaginaire littéraire. Elle se manifeste dans les sociétés primitives à travers la mythologie qui offre un schéma de l'interprétation de l'univers, elle apparaît dans le monde moderne à travers la culture, qui construit, elle aussi, ses mythes modernes. Le métaphorique (et donc le symbole) se situe entre la rhétorique, comme art de persuader, et la poétique, comme art de dire la vérité par le moyen de la fiction, de la fable, du mythe. Pour les sémioticiens, le symbole est un signe parce qu'il fait connaître au moyen d'une forme visible une réalité invisible, il re-présente, parce qu'il présente une seconde fois ce qui est ressemblance formelle, mais il ne peut être interprété que sous l'effet d'une opération herméneutique (philosophique, théologique, psychologique). Le signe symbolique est aussi un signe institutionnel,  dans le sens que c'est l'institution culturelle qui fait parler les symboles (en étant ainsi une véritable herméneutique). Les langues artificielles, scientifiques, fonctionnent selon la norme idéale: un Signifiant -un Référent, c'est-à-dire que la fonction signifiante s'accomplit tout entière dans la fonction désignative (c'est pourquoi le langage peut mentir), inversement, quand le langage veut faire prédominer le référent sémantique sur le référent objectif, c'est la poésie qui apparaît, le langage dans le langage. 
 
Mais la parole ne peut prendre sens que dans le corps de l'Autre, qui l'accueille, et qui fonctionne comme contenant et comme signifiant. Aucune parole ne peut être dite s'il n'y a pas le creux d'un corps pour la recevoir et lui faire écho, parce que le corps propre se construit, prend conscience de lui-même non seulement dans le miroir où se reflète l'Autre, mais aussi par l'écho et la parole de l'Autre. 

 

(extraits adaptés de ma Thèse La Rhétorique de la Passion dans le roman médiéval soutenue le 27 juin 1995, Département des langues classiques et modernes, Langue et littérature françaises, Université de Nice Sophia-Antipolis, mention Très honorable à la majorité).

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27/06/2014 | Lien permanent

The Hard Problem

conscience,philosophie,neurosciences,cerveau,littérature (Photos Nice: le ginkgo du square Wilson en mars)

 

Notre époque, appelée souvent celle du postmodernisme ou du post-postmodernisme, est l'époque où la philosophie, après s'être concentrée pendant des siècles sur nos représentations du monde, sur la conscience, ou sur les systèmes culturels, se tourne vers le monde réel. Beaucoup des derniers ouvrages philosophiques partent de l'idée que la réalité n'est pas un produit de la conscience, de nos perceptions ou du langage, mais qu'elle existe de manière indépendante: ce n'est pas nous qui faisons le monde, c'est lui qui nous fait.

Les motivations d'une telle perspective réaliste peuvent être aussi bien de nature écologique (le changement climatique est une situation du monde réel, qui demande une transformation physique du monde réel), que politique (la justice est une vérité à défendre, les conditions matérielles et économiques sont importantes, tout comme le traitement physique du corps humain). Des siècles de controverses et de débats ont entretenu le terrain de la réflexion -maîtres, disciples, écoles, théories. Prenons, par exemple, l'empirisme, qui va donner l'empirisme moderne et le pragmatisme. Par sa définition des modes de connaissances dérivés de l'expérience et de la logique qui s'affranchissaient de la Révélation, il était un précurseur de la science moderne, basée sur la méthode expérimentale. Toute connaissance valide et tout plaisir esthétique se fondent sur des faits mesurables, dont on peut extraire les lois générales en allant du concret à l'abstrait (Newton s'inscrit dans ce contexte intellectuel empiriste dont on retrouve les traces dans d'autres domaines que la philosophie -l'épistémologie, la logique, la psychologie, les sciences cognitives, la linguistique..). Mais l'empirisme était redevable aux nominalistes médiévaux (la querelle des universaux), qui se nourrissaient des catégories d'Aristote (la question si les étants généraux ont une existence réelle, ontologique, ou s'ils ne sont que des instruments nous permettant de parler du réel). Si pour Platon la connaissance est une réminiscence, les idées étant là de toute éternité, pour l'empirisme l'esprit est une table rase sur laquelle s'impriment des impressions sensibles.

Plus tard, William James dira que le monde est fait d'objets séparés (disjonctifs), indifférents et détachés les uns des autres, que notre esprit unifie afin de pouvoir agir sur eux (d'où l'importance de la distinction vrai/faux, laquelle, bien que prise au sens relatif, nous permet d'agir sur la réalité, de la modifier, de nous y adapter).  Nous créons ou nous découvrons des "lignes de faits" entre les objets différents, des lignes qui sont innombrables et qui ne peuvent être réduites à une seule, à un principe. Il n'y a pas de loi une et éternelle, en tout cas, dans l'état de nos connaissances actuelles, ce principe n'est pas encore disponible.

L'aspect le plus intéressant des 20 dernières années est que la philosophie rencontre les neurosciences (ou l'inverse, si l'on préfère). Nous savons énormément de choses sur le cerveau -et il est vrai que tous les jours on publie des résultats, des découvertes sur telle ou telle région associée au jeu, à la paresse, au coup de foudre, au regret. Rappelons l'ambitieux projet à hauteur de quelques milliards de dollars initié par l'administration Obama et consistant à réaliser une carte du cerveau (un projet européen similaire a été démarré). En même temps, le domaine de l'intelligence artificielle, qui se propose de recréer les habiletés du cerveau humain, a enregistré d'énormes progrès. Et ce serait peut-être la vraie raison pour laquelle les scientifiques actuels et les philosophes sont autant préoccupés par le problème de la conscience (the Hard Problem, c'est le problème corps-esprit qui a traversé les siècles): qu'est-ce que la conscience, pourquoi existe-t-elle, est-elle le produit du tissu cérébral, existe-t-elle en dehors?

Beaucoup répondent que la conscience est le mystère central de la vie humaine, quoi que nous puissions encore apprendre des choses nouvelles sur la physiologie de notre cerveau qui contrôle notre corps, nos émotions ou nos pensées. Nous ne pouvons toujours pas comprendre où "nous" existons dans notre corps, comment nous développons le sentiment de soi, ou comment cela s'exprime au niveau des cellules. Si aujourd'hui peu de gens doutent qu'il existe un rapport très étroit entre le cerveau et l'esprit, on ne sait pas exactement en quoi consiste ce rapport (le philosophe et psychologue Emilio Ribes Inesta nous offre une image: quand vous frottez une allumette contre le grattoir de sa boîte, où se trouvait la flamme, dans l'allumette ou dans le grattoir? Ni dans l'une ni dans l'autre, mais dans l'interaction des deux). A propos de la conscience, le psychologue Stuart Sutherland écrivait en 1989 dans le Dictionnaire International de Psychologie qu'il est impossible de préciser ce que c'est, ce qu'elle fait, ou comment elle a évolué, et que rien de ce qui a été écrit sur ce sujet n'est vraiment digne d'être pris en compte. En même temps, cette incertitude coexiste aujourd'hui avec le phénomène du panpsychisme, issu des traditions spirituelles orientales, et conformément auxquelles tout dans l'univers est conscient. Du moment que nous ne connaissons pas comment le cerveau des mammifères crée la conscience, nous ne pouvons dire que seuls les cerveaux des mammifères en soient capables, ou même si la conscience nécessite un cerveau..(voir en fin de note le lien vers un article incisif sur Deepak Chopra, le gourou New Age qui pèserait plus de 15 millions de dollars..). 

 

La question de la conscience (the Hard Problem) reste ainsi ouverte. Jusqu'à ce que les neurosciences et la philosophie arrivent à formuler une même vérité, nous pouvons approcher la conscience humaine d'une certaine façon par le biais de l'art. Il est peut-être vrai que la seule chose que l'esprit humain est incapable de comprendre est soi-même. Les personnages et les situations recréés et rencontrés dans la littérature nous aident à nous regarder nous-mêmes et à nous développer émotionnellement. Comment appréhender le mal dans notre existence, le mal qui naît (vraisemblablement) dans un cerveau humain, avant de se concrétiser à l'extérieur? Nous avons eu l'occasion de nous poser encore une fois la question récemment, en essayant de comprendre ce qui a pu se passer dans l'esprit du copilote qui a précipité volontairement dans la mort 149 passagers, le 24 mars dernier. Certes, il y a eu les explications psychiatriques, mais au-delà de ces explications, le mystère de la conscience qui a engendré cette pensée et sa mise en oeuvre calculée reste entier (la psychologie, quant à elle, fait de son mieux pour nous apprendre à contrôler nos inquiétudes ou à faire cesser les ruminations qui mènent à des idées suicidaires).

Un personnage de Lawrence Block a toujours pensé que tuer sa femme était le seul moyen de sortir d'un mariage qu'il ne supportait pas. Il a la solution le jour où il arrive sur une scène de crime, en tant que policier: il peut la tuer en faisant croire au modus operandi du Rôdeur au pic à glace. Mais comme il a  peur que quelque chose dérape, qu'il commence et qu'il n'y arrive plus, il décide de tuer une autre femme, "pour s'exercer" : 

 

"Il fallait que je sache si j'en étais capable. Je l'ai tuée parce que j'avais peur de tuer ma femme et qu'il fallait que je tue quelqu'un.. Je n'arrivais pas à m'ôter ça de la tête" (...) Il s'est passé quelque chose quand j'ai vu le corps de Madame Potowski (...). Quelque chose s'est passé en moi. A l'intérieur. Un truc qui est venu dans ma tête et que je n'ai pas pu expulser. Je me revois en train de me frapper le front, physiquement, sans réussir à me débarrasser de ce truc." (Lawrence Block, Le coup du hasard/ A Stab in the Dark, 1981, Calmann-Lévi 2013). 

 

Lire aussi: Philosophy Returns to the Real World; Why can't the world's greatest minds solve the mystery of the consciousness? ; Why Does Deepak Chopra Hate Me? 

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17/04/2015 | Lien permanent

La fiction comme thérapie

littérature, thérapie, bibliothérapie, fiction, cerveau, neurosciences, empathie

(Photos Nice- Le jardin Alsace-Lorraine en juin)

 

La lecture peut être une thérapie pour gérer les défis émotionnels de l’existence. Les neurosciences ont trouvé que dans notre cerveau les mêmes réseaux s’activent quand nous lisons des récits et quand nous essayons de deviner les émotions d’une autre personne. Nos habitudes de lecture changent au fur et à mesure des étapes que nous traversons dans notre vie. Pour certaines personnes, lire de la fiction est simplement essentielle à leur vie. A une époque séculière comme la nôtre, lire de la fiction reste l’une des rares voies vers la transcendance, si l’on comprend par ce terme l’état insaisissable dans lequel la distance entre le moi et l’univers se rétrécit. Lire de la fiction peut nous faire perdre tout sens de l’ego, et en même temps, nous faire nous sentir pleinement nous-mêmes. Comme écrit Woolf, un livre nous divise en deux pendant que nous lisons, parce que l’état de lecture consiste en une totale élimination de l’ego, et qu’il nous promet une union perpétuelle avec un autre esprit.

La bibliothérapie est un terme qui désigne l’ancienne pratique consistant à encourager la lecture pour ses effets thérapeutiques. Sa première utilisation date de 1916, dans un article paru dans « The Atlantic Monthly » sous le titre « A Literary Clinic ». L’auteur y décrit un institut où l’on dispense des recommandations de lecture à valeur de guérison. Un livre peut être un stimulant ou un sédatif, un irritant ou un somnifère. Il a un effet certain sur nous, et nous devons savoir lequel. Nous choisissons nos lectures : des récits agréables qui nous font oublier, ou des romans qui nous sollicitent ou nous déstabilisent.

La bibliothérapie prend aujourd'hui des formes diverses et variées : des cours de littérature pour la population carcérale, des cercles pour personnes âgées ou atteintes de démence sénile. Il existe une bibliothérapie « émotionnelle », parce que la fiction a une vertu restauratrice. On peut prescrire des romans pour différentes affections, telles le chagrin d’amour, ou l’incertitude dans la carrière. En 2007, The School of Life a été créée avec une clinique de bibliothérapie, la fiction étant vue comme une cure suprême parce qu’elle offre aux lecteurs une expérience transformationnelle.

 

En fait, on retrouve la méthode chez les Grecs anciens qui avaient inscrit au-dessus de l’entrée de la bibliothèque de Thèbes que là, c’était un lieu pour la guérison de l’âme. La pratique s’est installée à la fin du XIXe siècle, quand Freud avait commencé à utiliser la littérature dans ses séances de psychanalyse. Après la Première Guerre, on prescrivait souvent un cours de lecture aux soldats traumatisés qui revenaient du front. Plus tard, et plus récemment, la bibliothérapie  est utilisée par les psychologues, les travailleurs sociaux, les médecins, les gérontologues, comme un mode de thérapie viable. A présent, il existe un réseau international de bibliothérapeutes formés et affiliés à « School of Life ». 

Les affections les plus fréquentes que manifestent les gens relèvent des moments de transition d’une étape à une autre dans leur vie : se sentir bloqué dans son parcours professionnel, ou déprimé dans une relation, ou faire face à un deuil. Les bibliothérapeutes voient beaucoup de retraités qui ont encore une bonne vingtaine d’années de lecture devant eux, mais qui n’ont peut-être lu que des thrillers, et qui ont besoin de quelque chose de nouveau qui les puisse les soutenir, les nourrir.

Tous les lecteurs passionnés qui se sont soignés eux-mêmes avec de grands livres pendant toute leur vie savent que lire des récits est bon pour la santé mentale, pour les relations avec les autres. Mais de nos jours, cela est devenu encore plus clair grâce aux récentes recherches mettant en évidence les effets de la lecture sur le cerveau. La neuroscience de l’empathie doit beaucoup à la découverte des « neurones miroirs », au milieu des années ’90. Une étude publiée dans « Annual Review of Psychology », en 2011, basée sur l’examen des IRM du cerveau des participants, a montré que lorsque nous lisons une expérience, les mêmes régions neurologiques sont stimulées que lorsque nous effectuons nous-mêmes cette expérience. D'autres études publiées en 2006 et 2009 ont montré quelque chose de similaire –les gens qui lisent  beaucoup de fiction ont tendance à être mieux en empathie avec les autres (le biais principal serait que les gens les plus empathiques ont tendance à lire des romans). En 2013, une étude importante publiée dans « Science » a trouvé que lire de la fiction littéraire (plutôt que de la fiction populaire ou de la fiction non littéraire) améliorait les résultats des participants aux tests mesurant la perception sociale et l’empathie, et qui sont essentiels dans la « théorie de l’esprit ». La capacité à deviner avec précision ce qu’un autre être humain pourrait penser ou ressentir est une compétence que les humains commencent à développer à partir de l’âge de 4 ans. Keith Oatley, romancier et professeur de psychologie cognitive à l’Université de Toronto, a dirigé pendant des années un groupe de recherche intéressé dans la psychologie de la fiction. Il écrit dans son livre paru en 2011, « Such Stuff of Dreams : The Psychology of Fiction » que la fiction est une sorte de simulation qui a lieu non dans l’ordinateur, mais dans le cerveau : une simulation des egos en interaction avec d’autres dans le monde social, basée sur l’expérience et impliquant la capacité de réfléchir à des futurs possibles. L’idée que les livres sont les meilleurs amis est une conviction de beaucoup d’écrivains et de lecteurs. En tant qu’amis, les livres nous offrent la chance de répéter les interactions avec les autres dans le monde, mais sans les dégâts durables. Proust l'avait remarqué: avec les livres, il n’y a pas de sociabilité obligatoire. 

 

Néanmoins, tout le monde ne partage pas l’idée que la fiction nous procure la capacité d’être meilleurs dans la vie réelle. Dans son livre paru en 2007, «Empathy and the Novel », Suzanne Keen se penche sur l’hypothèse de l’empathie-altruisme, en étant sceptique que les connections empathiques créées pendant la lecture fiction se traduisent réellement en un comportement altruiste, prosocial, dans le monde. Elle montre qu’une telle hypothèse est difficile à prouver. «Les livres ne peuvent pas opérer des changements par eux-mêmes. Comme tout rat de bibliothèque sait bien, les lecteurs peuvent être antisociaux et indolents. Lire des romans n’est pas un sport d’équipe». Mais nous devrions apprécier ce que la fiction nous offre, c’est-à-dire une libération de l’obligation sociale de ressentir quelque chose à l’égard des personnages inventés, ce qui signifie que paradoxalement les lecteurs répondent parfois avec une  plus grande empathie à une situation et à des personnages qui ne sont pas réels, à cause du caractère protecteur de la fiction. Celle-ci soutient le bénéfice personnel d’une expérience d’immersion dans la lecture, qui permet d’échapper à la pression quotidienne. Donc, même si nous ne sommes pas d’accord que lire de la fiction nous fait mieux traiter les autres, au moins nous devons reconnaître que c’est une manière de mieux nous traiter nous-mêmes. Il a été démontré que lire met notre cerveau dans un état semblable à la transe, à la méditation, et que cela apporte les mêmes bénéfices pour la santé que la relaxation ou la paix intérieure. Les lecteurs réguliers ont un meilleur sommeil, moins de stress, une plus grande estime de soi, et enregistrent moins d’épisodes dépressifs que les non-lecteurs. «La fiction et la poésie sont des médicaments –écrit l’auteur Jeanette Winterson. Ils guérissent la rupture que la réalité produit sur l’imagination». On n’a jamais autant publié de livres que de nos jours, mais les gens choisissent dans un réservoir de plus en plus réduit, et ils sont plus sélectifs. 

 
 
Références:
Article adapté en français: Can Reading Make You Happier?
 
Notes antérieures traitant du sujet littérature: 

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14/06/2015 | Lien permanent

Le TSPT

livre, littérature, psychologie, mémoire, traumatisme, traitement(Photo- Promenade des Anglais, Nice)

L’altération des souvenirs factuels et émotionnels des traumatismes est au premier rang des recherches et des technologies en cours dans le domaine des sciences de la mémoire, note l’écrivain Wendy Walker dans une note à la fin de son roman Tout n’est pas perdu (All is not forgotten). Des scientifiques ont réussi à altérer des souvenirs factuels et à atténuer leur impact grâce aux médicaments et aux thérapies décrits dans ce livre, et ils continuent de chercher la drogue qui les ciblera et les effacera complètement. Si l’intention originale des traitements qui altèrent la mémoire était de soigner les soldats sur le terrain et d’atténuer les manifestations du TSPT, leur utilisation dans le monde civil a déjà commencé –et elle sera probablement extrêmement controversée.  

Le psychiatre (qui est le narrateur dans le roman) offre au lecteur d’intéressantes explications sur le fonctionnement de la mémoire et sur les nouveaux traitements du syndrome post-traumatique. Dans une note précédente publiée sur ce site, on trouvera quelques références sur les faux souvenirs et sur les blessures émotionnelles. Mais parce que souvent le biais de la littérature est meilleur professeur, j’ai réuni des extraits du roman de Wendy Walker dans un document qui peut être lu ICI. 

 
 

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17/07/2017 | Lien permanent

Le biais littéraire

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(Photo -Matin d'été à Nice) 

"La littérature, dont les principes organisateurs sont le mythe -c'est-à-dire l'histoire ou le récit- et la métaphore -c'est-à-dire le langage figuré et les images -est un monde libéré, le monde du libre épanouissement de l'esprit" (Northrop Frye, A Double Vision)

"Si vous voulez savoir ce qu'est l'hystéro-neurasthénie, par exemple, ne lisez pas un traité de psychiatrie; lisez Hamlet. Si vous voulez savoir ce qu'est la démence terminale ne lisez pas un traité de psychiatrie; lisez Le Roi Lear " -écrit Fernando Pessoa. Il est incontestable que la littérature reste le meilleur moyen de comprendre les comportements humains, les émotions, les sentiments. (Lisez Shakespeare

La question de la conscience (the Hard Problem) reste ainsi ouverte. Jusqu'à ce que les neurosciences et la philosophie arrivent à formuler une même vérité, nous pouvons approcher la conscience humaine d'une certaine façon par le biais de l'art. Il est peut-être vrai que la seule chose que l'esprit humain est incapable de comprendre est soi-même. Les personnages et les situations recréés et rencontrés dans la littérature nous aident à nous regarder nous-mêmes et à nous développer émotionnellement. (The Hard Problem

(Extraits) Rosa MONTERO, La chair (La Carne, 2016) Editions Métailié, Paris, 2017

 

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”Les idéologies portatives”

DSC_1526.JPG(Photo- Immeuble à Nice)

« Tout ce que le philosophe peut faire, c’est détruire les idoles. Et cela ne signifie pas en forger de nouvelles. » C’est avec cette citation de Wittgenstein que s’ouvre l’essai  intitulé Le bluff éthique, Editions Flammarion, 2008, de Frédéric Schiffter. L’auteur se propose de démystifier « les blablas » éthiques, celles qui, tout comme les blablas métaphysiques offrent aux hommes des recettes « vagues, sibyllines, ronflantes, lénifiantes, et, parfois, suffisamment bien tournées pour les bluffer, les impressionner en leur laissant le sentiment d’entrevoir quelque chose de fondamental quant à leur prétendu être » (….), celles qui  leur promettent parfois « une humanité digne, heureuse, authentique, à laquelle, moyennant un «  travail » sur eux-mêmes, ils auraient le droit et le devoir d’accéder ». « Nul, parmi les humains, ne croit que l’un d’entre eux, fût-il le plus avisé, détient le savoir de la vie meilleure, heureuse, joyeuse, ou plus humaine, et les règles qu’il conviendrait de se prescrire pour y atteindre, mais nul ne veut l’admettre.(…) Or, c’est bien parce que la science objective et raisonnable de la vie heureuse n’existe pas, que circulent les croyances éthiques soutenues avec plus ou moins de force persuasive par des discours verbeux auxquels les humains, toujours déçus, aiment à donner valeur de savoir mais sans jamais y croire. Cette mauvaise foi éthique ou, si l’on préfère, cette impossibilité de croire en quelque chose qui conduirait à une vie supérieure, s’explique par le fait que les humains suivent, « entre le naître et le mourir », dixit Montaigne, un parcours semé d’impondérables. Sachant, donc, pour en vivre l’expérience à chaque instant, que rien ne leur est assuré, tôt ou tard, que le néant, nulle proposition éthique ne les convainc bien longtemps. Selon les circonstances ou les périodes de leur existence, la vertu aristotélicienne peut les séduire autant que le souverain bien épicurien, l’impassibilité stoïcienne, le détachement bouddhiste, l’engagement sartrien, l’altruisme levinassien, l’humanitarisme bénévole. S’accrochent-ils pour un temps, même avec ferveur, à l’un de ces projets ou de ces idéaux, ils peuvent très facilement s’en déprendre ou les renier pour un épouser un autre. Les fins éthiques, ni plus ni moins que les autres croyances, ne supposent en rien la fidélité de leurs adeptes. »  Si les humains peuvent comprendre intellectuellement que le bonheur, la justice, la vertu, etc.., ne sont que des fictions verbales (des « jeux de langage » comme dit Wittgenstein), il leur est impossible psychologiquement de supprimer en eux le désir d’y croire, et cela parce qu’ils sont également enclins à la crainte comme à l’espérance, les deux ressorts affectifs de l’éthique. En d’autres mots, il faudrait qu’ils n’aient plus la certitude effrayante de mourir. « Vivant ici ou là, sous tel ou tel climat, dans telles ou telles formes sociales changeantes, à telle ou telle époque, à la surface d’une planète fragile flottant dans une région perdue de l’espace infini en perpétuelle mutation, et, enfin, destinés, comme tout ce qui les entoure, à mourir, les humains savent bien qu’ils ne vivent pas dans un monde, que la somme de leurs passions ne fait pas l’Homme et que nul logos divin ou cosmique n’ordonna, n’ordonne et n’ordonnera jamais le réel. Seulement, ce savoir intuitif, charnel même, que Miguel de Unamuno appelait « le sentiment tragique de la vie », est une douleur. Refoulé chez le plus grand nombre, il génère un pessimisme malheureux consistant à déplorer que le monde soit « mal fait » -toujours inadéquat à ce qu’on attend-, contraire à un pessimisme heureux, cultivé, quant à lui, par un petit nombre, consistant à s’arranger de l’évidence que, n’étant « ni fait ni à faire », le « monde » n’a pas vocation à satisfaire les désirs humains. Or, c’est du pessimisme malheureux, du sentiment que le monde est mal fait, que surgit le désir optimiste de l’améliorer, de le modifier, de le transformer soit dans l’ensemble, soit dans le détail, à commencer par les humains (…) Les humains ressentent-ils le dérisoire de leur présence au sein d’un univers où les étoiles meurent comme des mouches ? Font-ils  l’expérience du chaos, du choc des passions, de l’incompatibilité des névroses, de leur goût du carnage, du temps qui les ravage, de leurs plaisirs vite épuisés, de l’ennui, de l’esseulement, de l’incommunicabilité de leurs désirs, de la dépression, de l’échec, de l’usure, de la maladie, de la déchéance, de la mort qui les guette en embuscade ? C’est bien sûr à cet insoutenable sentiment du rien que disent remédier les notions lénifiantes de "monde ", de "nature ", d’ "être", d’ "harmonie", de "spiritualité", d’ "amour", de "liberté", de "vertu", d’ "amitié", de "justice", de "paix", de "raison", de "bonne volonté", de "bonheur", de "béatitude", de "réalisation de soi", de "sagesse", d’ "altruisme" , d’ "engagement", etc. ».

Et c’est dans ce réel « hasardeux, temporel et mortel », qui réduit à chaque instant « le monde » à néant et ne laisse survivre dans la conscience des humains que le mot, la vision de ce monde, et l’espérance, que vient s’affirmer l’action éthique comme « une promesse de bonheur qui n’engage que les malheureux qui y croient ». « Pour être crédibles, les discours éthiques, malgré leurs nuances doctrinales, travestissent le tragique » et le nomment « le Mal », ce qui permet aux hommes d’imaginer qu’ils peuvent et qu’ils doivent lui résister, le combattre et le vaincre. « Le Mal rassure –raison pourquoi il s’impose comme la version kitsch du tragique ».  Il existe un marché des raisons de vivre - observe l’auteur-, un marché sur lequel se font concurrence les sectes new age, l’homéopathie, la consommation bio, l’authenticité, la résilience, l’initiation, la méditation, le travail sur soi, les livres de sciences ésotériques et de spiritualités bouddhistes, zen ou tibétaine, l’engagement au service de l’Homme ou de la Nature. Ce seraient « des idéologies portatives, à usage personnel, nommées « éthiques »,  « reprises de sagesses antiques, mixées et compilées en livres ou en manuels de recettes magiques pour une vie heureuse, réussie, joyeuse et responsable ». « Vivre c’est perdre », l’être humain ne fait qu’accumuler des pertes dans sa vie, et ne peut se tourner ni vers l’avenir, ni vers le passé pour échapper au vide qui constitue son quotidien. La chronologie de l’inéluctable est marquée à chaque instant dans le processus de démolition qui accompagne son existence. Il reste le divertissement -rappelle l’auteur, en citant Pascal: « Sans le divertissement, il n’y a point de joie ; avec le divertissement, il n’y a point de tristesse ». Pour observer ensuite que lorsque le divertissement –« l’amusement, le jeu, le sport, le travail, la débauche, le vice, la philosophie et ses « exercices spirituels » s’avère un analgésique trop léger pour atténuer chez l’humain la maladie du temps, quand il ne suffit pas à le soulager du trouble du passé et de l’inquiétude de l’avenir, reste, plus efficacement, l’abrutissement que lui procure le pharmakon de l’alcool ou celui de la drogue –et, plus radical encore, le suicide ».

Je dirais que chaque humain fait du mieux qu’il peut, en fonction du désir qui l’habite, et que si « les idéologies portatives à usage personnel » peuvent l’aider à traverser l’existence, à s’en accommoder sans se suicider, alors, tant mieux. Il n’est pas exclu qu’il y trouve une sorte de satisfaction, de réconfort capable de transfigurer l’instant présent, en rendant supportable le sentiment du tragique et de l’inéluctable. En lisant cet essai, d'ailleurs agréable pour sa lucidité et pour ses incursions dans la pensée des stoïciens, de Montaigne, de Gracian, de Hobbes, de Sartre, je me disais, qu’après tout, son auteur faisait autrement ce qu'il reprochait aux vendeurs d'éthiques, aux « spécialistes du stress, de la dépression, de la médecine douce, de la résilience », à ceux qui se « taillent un franc succès commercial ». Sa « niche » critique devrait lui permettre de mener une existence confortable et de se consacrer aussi à sa passion, le surf, sur la côte atlantique, à Biarritz.. Mais il y a surtout dans cet essai, qui a eu l’effet peut-être paradoxal de me revigorer, une excellente observation que je partage totalement. L’auteur la formule dans les deux dernières pages: il s’agit des buts antinomiques que suivent l’éthique et l’art. L’une évoque ce qui devrait être en déniant et en condamnant ce qui est, pendant que l’autre expose ou surexpose ce qui est en restant indifférent à l’égard de ce qui devrait être. « Quand, par exemple, Platon fait dire à Socrate que la mort n’est que le passage de la vie « dans le corps » à la vie « sans le corps » ; ou quand Epicure assure à Ménécée que la mort n’est rien ; ou encore quand Spinoza déclare que la sagesse est méditation de la vie et non de la mort, il apparaît clairement que ces philosophes, au fond, partagent la même éthique : à vouloir exclure la mort « du champ de vision » des humains, ils visent, en toute démagogie -et, bien sûr, en vain- à amoindrir leur terreur et leur désespoir : « N’ayez crainte, leur bonimentent-ils, mourir n’est qu’une formalité et, d’ailleurs, il suffit d’apprendre ». A rebours, quand Flaubert, Proust, Céline, parmi d’autres stylistes du désastre, décrivent les destinées de leurs héros détruits par des épreuves personnelles ou historiques, rien de plus évident que leur littérature n’a d’autre intention, des plus impopulaires, que de désespérer les humains : « Quoi que vous fassiez, leur rappelle-t-elle, la réalité dans laquelle vous vous débattez sera toujours inacceptable ». Les lecteurs des artistes, des peintres du tragique ont un sens de l’humour que n’ont pas les lecteurs des dénonciateurs du Mal, ce qui expliquerait que « les romances éthiques plaisent davantage à la foule que les chefs-d’œuvre littéraires ». Je me rappelle une affirmation attribuée à Einstein, à propos de la créativité qui ne serait autre chose que de l'intelligence qui s'amuse. Je suis convaincue que la littérature, l’art le plus syncrétique, nous offre la possibilité, à travers des narrations identiques à nos propres existences, d’éprouver le plaisir d’un moment de lucidité retrouvée. C’est ce que Schopenhauer appelle « joyeuse révélation », ce moment où  l’idée d’ordinaire refoulée que la vie ne nous donne la moindre satisfaction, et qu’elle nous humilie, surgit dans le champ de la conscience.

Un article publié sur un site de The New York Times s’interroge sur le bénéfice de la littérature à l’époque des curricula pauvres, de l’essor de l’Internet et de la culture du lien hypertexte. La grande littérature élargit l’imagination et affine nos sensibilités morales et sociales, la valeur civilisatrice de la fiction littéraire semble une évidence. Lire de la grande littérature nous améliore moralement. Le plus souvent, nous ignorons qui nous sommes réellement, nous attribuons nos échecs aux circonstances, et ceux des autres à leur mauvais caractère, bien que nous ne puissions pas nous considérer toujours une exception à la règle (si règle il y a) selon laquelle les gens font des mauvaises actions parce qu’ils sont simplement mauvais. Nous ne savons pas toujours pourquoi nous faisons ce choix et pas un autre, et nous ne sommes pas capables de reconnaître ces changements subtils qui s’opèrent dans les circonstances et qui nous font basculer d’un choix à l’autre. Est-ce que votre ami généreux et sociable qui lit Proust se comporte ainsi parce qu’il le lit ? Ou bien, les gens brillants, compétents socialement, empathiques sont plus susceptibles que d’autres d’éprouver du plaisir aux représentations complexes de l’interaction humaine que nous trouvons dans la littérature ? Nul ne saurait affirmer que fréquenter la littérature protège contre la tentation morale ou modifie le mal parmi nous. C’est sur le territoire de la recherche psychologique qu’il faut avancer. Nous savons que si vous donnez aux gens à lire l’histoire d’un meurtre d’enfant, ils vont éprouver -à court terme- des sentiments plus négatifs concernant le monde. Cela montre que les fictions appuient sur nos « boutons », mais cela ne montre pas qu’elles nous modifient émotionnellement. En tous les cas, la littérature nous aide à être plus prêts à devenir des experts moraux. Nous savons que, dans la vie réelle, l’expertise morale échoue et elle est relative aussi. L’exposition à la littérature en soi fait une différence positive auprès des personnes que nous finissons par être.

 
N.B. Pour (re)lire d'autres notes qui parlent de éthique ou/et de littérature, il suffit d'introduire les mots dans la case Recherche (colonne à gauche). 
 

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07/02/2016 | Lien permanent

Le Sujet aimant

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Bonne Année 2019! 

« Le cerveau humain n’a pas été fait pour être heureux, mais pour apprendre. C’est pourquoi l’expérience d’un apprentissage réussi fournit la plus grande quantité d’hormones responsables du bonheur. » (Viktor Frankl)

Dans un entretien accordé à la revue Psychologies (Juillet-Août 2016), le généticien Axel Kahn formule autrement la même idée : Nous n’avons pas de capacité génétique au bonheur. On naît avec un génome humain, on est biologiquement humain, c’est une caractéristique innée. Mais la plus grande de nos propriétés innées dont nous avons hérité avec ce génome, c’est celle d’acquérir, d’apprendre. Etre humain pleinement, c’est donc épanouir, autant qu’on le peut, cette fantastique aptitude au contact des autres humains. La capacité d’apprentissage est présente chez les animaux non humains aussi, mais beaucoup plus limitée. Pour édifier un psychisme humain, l’autre est indispensable. Nous avons tous la capacité à reconnaître la profonde réciprocité entre l’autre et nous, et cela fait le caractère universel de l’aptitude à la pensée morale. Mais c’est toujours le principe de réciprocité qui peut nous entraîner à ne pas être bienveillant, à être injuste, à nier l’autonomie de l’autre. Dès lors, être humain pleinement introduit l’autre comme l’une des finalités de l’existence, on peut dire sa seule finalité incontestable.

Selon le généticien, l’idée du développement personnel est le pire des égotismes modernes. Si nous nous enrichissons mais nous ne voulons rien faire de ces richesses, si nous ne les partageons pas, nous les perdons. Une richesse intérieure qui n’est pas partagée ne sert à rien. Celui qui la possède ne peut pas en profiter pleinement. Nous vivons dans une société qui focalise tout sur l’injonction de nous épanouir par nos propres moyens. Chacun devient maître de son destin, n’est lié à l’autre que par les contrats qu’il peut être amené à passer avec lui, rien de plus. L’injonction à mener un destin individuel amène à un échec obligatoire, à une frustration. Depuis la nuit des temps, d'ailleurs, il n’y a pas un seul poète, un seul romancier, un seul philosophe, un seul psy, à considérer que le bonheur soit accessible sans l’autre. Bien entendu, ce n’est pas le cas de toutes les démarches de développement personnel, qui peuvent être tournées vers autrui, ni celui des auteurs engagés dans une recherche spirituelle, qui entendent se développer de différentes manières, par la méditation ou la spiritualité, pour avoir plus à apporter aux autres.

Nous n’avons pas de capacité génétique au bonheur, nous avons une capacité génétique à être humain. Cela nous fait préférer le bien-être au mal être, la sérénité au stress. Dès lors, si être bons, généreux, nous était désagréable, nous ne le serions tout simplement pas. Même l’altérité la plus empathique exige qu’on en éprouve une certaine forme de plaisir. Le substratum de bonheur est en partie obligatoire à toute forme d’action. Dans une définition à valeur générale, le bonheur est l’adéquation entre le ressenti et l’aspiration. Autrement dit, si les saints avaient horreur d’être saints, ils ne le seraient pas. 

Voici plus loin: trois notes antérieures sur le rôle de la mémoire dans notre relation à l’autre et dans notre recherche du bonheur, et sur le récit, comme l’une des formes les plus universelles et les plus puissantes du discours et de la communication humaine (La mémoire et le regret ; La mémoire ; Les bons récits); en PDF mon texte Le Sujet aimant au Moyen Age. (Les attitudes amoureuses illustrées dans la littérature courtoise ne sont que l'illustration de l'effet que l'amour peut avoir sur les comportements, dans ce sens qu'il exprime la construction de l'être humain, la structuration du Sujet aimant. Situer l'amour courtois au niveau du langage revient à éclairer la psyché médiévale dans la perspective de la structure psychologique de l'être humain.)

Photos: 1. La revue Trames,1995. 2. L'illustration Christine de Pisan donnant une leçon à quatre hommes, XVe siècle, dans mon Carnet d'adresses des Dames du temps jadis (1995)

bonheur, cerveau, Sujet aimant, littérature

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01/01/2019 | Lien permanent

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